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Entre le monde et lui

L’écrivain Ta-Nehisi Coates (Photo: Gregory Halpern)

Dans la foulée des manifestations récentes suscitées par les assassinats de citoyens afro-américains (Ahmaud Arbery, Breonna Taylor et George Floyd), assassinats qui renouent d’une certaine manière avec la tradition du lynchage qu’on croyait naïvement disparue, il m’a semblé pertinent de replonger à l’invitation de l’équipe de l’émission Dessine-moi un dimanche dans les pages du magistral essai de Ta-Nehisi Coates sur la condition noire aux États-Unis, Between the World and Me, à l’ère du mouvement Black Lives Matter et de Barack Obama.

Journaliste et essayiste afro-américain, Ta-Nehisi Coates est né le 30 septembre 1975 à Baltimore, d’un père qui fut membre du parti Black Panther. Sans doute sa jeunesse dans un foyer marqué par une histoire de militantisme a-t-elle pavé la voie qu’il suivra, s’intéressant aux affaires nationales et spécifiquement aux tensions raciales en tant que correspondant pour le magazine The Atlantic.

En 2008, il fait paraître The Beautiful Struggle (en français : Le Grand Combat, Autrement, 2017), un mémoire autobiographique sur sa jeunesse, le climat d’insécurité qui règne dans sa ville et ses expériences en milieu scolaire. Suivra en 2014 The Case for Réparations (en français : Le Procès de l’Amérique. Plaidoyer pour une réparation, Autrement, 2017), qui porte sur l’épineuse question des réparations que réclament au gouvernement des États-Unis certains descendants de victimes de l’esclavage. Mais c’est surtout Between the World and Me (en français : Une colère noire, Autrement, 2016) qui le place, en 2015, sous les feux des projecteurs. Encensé par Toni Morrison (Nobel de littérature 1993) selon qui Coates « comble le vide intellectuel » laissé par la mort de James Baldwin, l’ouvrage vaut à son auteur le National Book Award, l’une des plus prestigieuses distinctions littéraires américaines et, dans son édition française préfacée par Alain Mabanckou, le titre de « Meilleur essai de l’année 2016 » décerné par le magazine français Lire.

Depuis, il a signé des scénarios de bandes dessinées pour Marvel Comics (notamment pour la série des nouvelles aventures du premier superhéros noir, The Black Panther, mais aussi des épisodes de Captain America). Il a également publié en 2017 un bilan des années Obama, We Were Eight Years in Power An American Tragedy (en français : Huit ans au pouvoir. Une tragédie américaine, Présence africaine, 2018) et, plus récemment, un premier roman intitulé The Water Dancer, One World, 2019 (pour le moment inédit en français). Curieux, j’en ai d’ailleurs fait l’acquisition cette semaine, mais affairé à la relecture de Between the World and Me, je n’ai pris connaissance que de la quatrième de couverture…

Dans un premier temps, je me permettrai de déplorer le titre français banal dont les éditions Autrement ont affublé l’essai de Ta-Nehisi Coates. Une colère noire, certes, traduit en partie le propos du bouquin, mais en réduit la portée et n’a pas la résonnance poétique de l’original, emprunté à une strophe de l’écrivain afro-américain Richard Wright d’ailleurs citée en exergue :

And one morning while in the woods I stumbled suddenly upon the thing,
Stumbled upon it in a grassy clearing guarded by scaly oaks and elms
And the sooty details of the scene rose, thrusting themselves between the world and me

Présenté sous la forme d’une missive à son fils Samori Coates au lendemain de l’acquittement des policiers responsables de la mort de Michael Brown, le livre se veut l’équivalent écrit de ce nécessaire « talk » que tout père afro-américain se doit d’avoir avec son enfant dès qu’il cesse d’être un garçon pour devenir un homme. Le procédé fait bien sûr écho à la première partie de The Fire Next Time (La Prochaine Fois, le feu, 1963) de James Baldwin où l’auteur profitait du centenaire de l’abolition de l’esclavage aux États-Unis pour expliquer à son jeune neveu l’histoire de leur pays. Dans Between the World and Me, Coates prend pour point de départ prend les nombreux assassinats d’Afro-américains perpétrés par des officiers de police – à commencer par un de ses amis, un modèle de réussite loin du ghetto, assassiné sans motif par un policier durant sa propre adolescence – et propose une réflexion profonde sur la précarité du corps des Noirs aux États-Unis.

Voilà ce qu’il faut que tu saches, écrit-il à son ado. En Amérique, la destruction du corps noir est une tradition, un héritage. Je ne voudrais pas que tu te couches dans un rêve. Je voudrais que tu sois un citoyen de ce monde beau et terrible à la fois, un citoyen conscient. J’ai décidé de ne rien te cacher.

Malgré des décennies de lutte pour les droits civiques, malgré l’espoir d’une nouvelle ère que semblait inaugurer l’élection à la présidence de Barack Obama, le racisme dont est victime la communauté afro-américaine demeure pour Ta-Nehisi Coates un problème majeur, incontournable et peut-être insoluble. Je le cite à nouveau.

L’Amérique blanche est une sorte de syndicat, déployé pour protéger son pouvoir exclusif de domination et de contrôle sur nos corps. Parfois ce pouvoir est direct (lynchage), parfois il est insidieux (discrimination). Mais quelle que soit la manière dont il se présente, le pouvoir de domination et d’exclusion est au centre de la croyance dans le fait d’être blanc. Sans lui, « les Blancs » cesseraient d’exister, faute de raisons d’exister.

Jonglant entre l’épopée des États-Unis et son passé familial, Coates s’appuie sur des références historiques, sociologiques et littéraires dans ces méditations sur le quotidien des Afro-Américains, où la ségrégation, le racisme, la violence gratuite envers les noirs est malheureusement toujours une constante qui contredit les valeurs auxquelles s’attache la nation américaine, voire la grandeur qu’elle prend pour acquis.

L’Amérique se croit exceptionnelle, elle se voit comme la nation, la plus grande et la plus noble qui ait jamais existé, une héroïne solitaire protégeant la citadelle blanche et démocratique des terroristes, des despotes, des barbares et autres ennemis de la civilisation. Mais on ne peut pas en même temps prétendre être surhumain et plaider que l’erreur est humaine. Prenons aux mots nos compatriotes et leurs prétentions au caractère exceptionnel de l’Amérique: essayons de soumettre notre pays à des critères moraux eux-mêmes exceptionnels. La tâche est difficile, du fait de tout un dispositif idéologique et culturel qui nous incite à prendre l’innocence de l’Amérique pour acquise et à ne pas nous poser trop de questions. Il est si facile de détourner le regard, de vivre avec les conséquences de notre histoire et d’ignorer l’infamie perpétrée en notre nom tous. Toi et moi, nous n’avons jamais vraiment eu ce luxe.

Coates développe l’idée de l’invention de la race, qui découlerait du racisme et non l’inverse; selon lui, le classement des gens selon leurs traits physionomiques, leur teint relève du besoin d’établir une hiérarchie. Au cours de l’Histoire, la distinction entre ces attributs aurait servi à légitimer un ordre social basé sur la supériorité biologique d’un groupe sur tous les autres et justifier l’asservissement des uns par le groupe supposé supérieur. C’est ainsi que ceux qui étaient autrefois simplement des Catholiques, des Protestants, des Gallois ou des Juifs sont devenus des Blancs, par opposition à ces êtres ataviquement inférieurs qu’il était légitime d’exploiter, de priver de leur humanité, de réduire à l’état de bête de somme, voire de détruire pour mieux construire sa puissance.

Les États-Unis, vus par Coates, n’ont rien de l’utopie dont rêvait Martin Luther King, ni même de la nation « post-raciale » que suggérait l’ère Obama. Le racisme est selon lui structurel; c’est même grâce à lui que les États-Unis sont nés, c’est grâce à lui qu’ils se perpétuent. « Nos corps financent encore et toujours le Rêve d’être blanc. La vie noire ne vaut pas cher, mais en Amérique les corps noirs sont une ressource naturelle d’une valeur incomparable. »

Ainsi que l’ont démontré récemment les assassinats par la police de Breonna Taylor et de George Floyd, cette violence institutionnalisée, presque banale, à l’encontre de la communauté afro-américaine demeure le triste reflet d’une réalité insoutenable. Déjà à l’époque de la sortie du livre, la macabre liste des noms ne cessait de s’allonger, avec souvent pour tout dénouement à des procès d’opérette un acquittement pour les meurtriers blancs : Michael Brown (18 ans), Trayvon Martin (17 ans), Eric Garner (43 ans), Laquan McDonald (17 ans), Tamir Rice (12 ans) – autant de vies supprimées avec une sorte de nonchalance, simplement en raison de la couleur de peau des victimes. Compte tenu des émeutes qui s’en sont suivies à Baltimore, à Ferguson, à Bâton Rouge, Coates met en garde son fils à propos de ce passé ségrégationniste que leur pays n’a toujours pas su régler.

En entrevue avec le magazine français Télérama durant le séjour d’un an à Paris qu’il avait choisi, pour fuir la célébrité qui l’a pris par surprise à la sortie de son livre, Coates affirmait :

Je suis toujours surpris que des Blancs s’intéressent à mon livre. Ce n’est pas à eux que je m’adressais. Je m’adressais d’abord à ma communauté, aux autres Noirs. J’ai voulu leur dire qu’ils n’étaient pas fous de vivre la peur chevillée au corps, de ressentir ce qu’ils ressentaient. J’ai voulu leur dire qu’ils n’étaient pas seuls, que tout ce qu’ils ressentaient était partagé, et réel. Le problème avec le racisme, ce sont bien sûr les effets du racisme lui-même, mais aussi le mensonge selon lequel, précisément, il n’y aurait pas de racisme… Nous n’avons pas à croire en ce mensonge.

Il va sans dire, Ta-Nehisi Coates ne s’est pas attiré que des éloges avec ses écrits. Aux dires de Ginette Chenard, coprésidente de l’Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand, à l’UQAM, interrogée par Nathalie Collard de La Presse :

Dans la perspective de Coates, l’histoire des Noirs est une tragédie. Ses écrits font peu de place à l’espoir. Il est fataliste. Contrairement à Luther King, il ne rêve pas. Il n’y croit plus. Et contrairement à Malcolm X, il ne croit pas aux réformes. En fait, il fait table rase.

Nonobstant le point de vue de Toni Morrison, l’intellectuel afro-américain « socialiste non marxiste » Cornel West estime la vision de Coates « dangereusement trompeuse », qu’il qualifie de « visage néolibéral de la lutte noire pour la liberté » et a qui il reproche ce qu’il appelle un « fétichisme » pour le suprémacisme blanc, « tout-puissant, magique ». Correspondant à Washington du quotidien Le Monde, Gilles Paris a suggéré que « la divergence entre les deux hommes masque mal une rivalité pour le leadership intellectuel noir ».

Vu mon respect pour l’un et pour l’autre, cette idée d’un mesquin combat de coqs entre les deux essayistes m’attristerait un peu…

June 7th, 2020
Catégorie: Commentaires, Événements, Lectures, Nouvelles Catégorie: Aucune

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