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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Devoir de solidarité

Stanley Péan, lors de l'événement «Livres comme l'air 2010»

Lors de son discours de réception du Prix Nobel de littérature en 1957, Albert Camus s’exprimait en ces termes sur la question délicate de l’engagement des écrivains.

« Les écrivains de la société marchande, à de rares exceptions près, ont cru pouvoir vivre dans une heureuse irresponsabilité. Ils ont vécu en effet et puis sont morts seuls, comme ils avaient vécu. Nous autres, écrivains du XXe siècle, ne serons plus jamais seuls. Nous devons savoir au contraire que nous ne pouvons nous évader de la misère commune, et que notre seule justification, s’il en est une, est de parler pour tous ceux qui ne peuvent le faire. Mais nous devons le faire pour tous ceux, en effet, qui souffrent en ce moment, quelles que soient les grandeurs passées, ou futures, quels que soient les drapeaux des sociétés qui les oppriment: il n’y a pas pour nous de bourreaux privilégiés. C’est pourquoi la beauté, même aujourd’hui, surtout aujourd’hui, ne peut servir aucun parti: elle ne sert que la douleur ou la joie des hommes. »

Un demi-siècle plus tard, ces mots n’ont, hélas !. rien perdu de leur vibrante actualité. Partout sur la planète, des hommes et des femmes oppressent et torturent leur semblable, au nom de pseudo-divinités drapées dans les oripeaux de la Vérité, mais qui ne servent jamais que la Cupidité et la Haine de l’autre. Et quand les voix des penseurs et des intellectuels, des journalistes, des poètes et des rêveurs d’un monde meilleur s’opposent à leur volonté, ces bourreaux n’hésitent pas à museler ces voix. Parce que le Pouvoir, peu importe les oripeaux dont ils drapent ses faux dieux, n’a jamais supporté la critique. Et pour cause. Les bourreaux, c’est connu, ont le cœur fragile, les oreilles sensibles et l’épiderme douillet ; ce sont après tout de grands enfants – d’ailleurs, comme le faisait remarquer avec malice le regretté Pierre Desproges, « dans Pinochet, il y a hochet. »

Cette fragilité du cœur, cette hypersensibilité de l’ouïe expliquent que, à la pureté des paroles essentielles, ils aient de tout temps préféré l’insignifiant bavardage du divertissement sans conséquence, sous toutes ces formes, y compris celle, immensément populaire ces jours derniers, de la téléréalité, qui n’est rien qu’une forme extrêmement sophistiquée d’anesthésie des consciences, une lobotomisation collective.

Pour la 11e année consécutive, les membres de l’Union des écrivaines et des écrivains québécois ont senti le devoir impératif de joindre leurs voix à celles de nos confrères et consœurs d’Amnistie internationale et du Centre québécois du P.E.N. international pour continuer de dénoncer la répression de la liberté d’expression et en appeler à la solidarité, autant des autres écrivaines et écrivains, qu’à celle des amies et amis des lettres et du savoir qui fréquentent ce Salon du livre.

Je ne vous apprendrai pas que, dans la liste des écrivains, journalistes et intellectuels auquel nous voulons témoigner notre soutien ce soir, figure le nom de l’intellectuel oi Liu Xiaobo, qui a été jumelé à ma collègue Diane-Monique Daviau. Par son action exemplaire, ce militant actif de la défense des droits de l’homme dans son pays, condamné à onze ans de prison le 25 décembre 2009 pour incitation à la subversion, a su attirer l’attention de la communauté internationale et n’a jamais renoncé à exprimer ouvertement sa dissidence, malgré les menaces qui pesaient sur lui. Emprisonné à plusieurs reprises par le passé, en particulier pour avoir manifesté place Tian’anmen en 1989 et, plus récemment, pour avoir participé à la rédaction de la Charte 08 de défense des droits de l’homme, il incarne cet idéal de liberté et de solidarité humaine que réclamait Camus. C’est manifestement ce que voulait souligner l’Académie Nobel en lui attribuant cette année le Prix Nobel de la Paix 2010.

À droite comme à gauche, elles sont puissantes et omniprésentes, les forces de l’obscurantisme qui œuvrent de toute part à la sape de la pensée et du rêve ; elles nous encerclent et n’hésitent jamais à travestir en raison commune leurs velléités mesquines de contrôle total sur les esprits, au nom de l’État ou de l’économisme lucide, ce nouvel opium des peuples asservis. 

J’estime du devoir des écrivaines et des écrivains, des journalistes et des intellectuels, d’élever la voix le plus souvent possible pour leur dire : NON. Pour leur dire : nous vous avons percé à jour. Nous voyons clair dans votre jeu. Et nous refusons de taire ces vérités que vous cherchez à taire. Nous refusons le silence assourdissant que vous voulez imposer, par le bâillon physique ou judiciaire, ou par l’entretien pernicieux du bruit constant qui dissimule mal l’écho des bottes de celles et de ceux qui marchent au son des tambours de la guerre. Nous refusons d’être les complices consentants de votre projet de déshumanisation de l’humanité.

Et malgré la fierté que mes collègues et moi prenons à participer à une initiative telle que Livres comme l’air, il m’arrive chaque année de rêver que ce soit la dernière édition et qu’il ne soit plus nécessaire de réitérer notre message, de faire entendre notre dissidence. Mais, étant donné que le monde est ce qu’il est, comme ce Sisyphe heureux et exemplaire que célébrait Camus, jamais nous n’hésiterons à retrousser nos manches pour poursuivre la nécessaire lutte.

Sur ce, merci à vous toutes et à vous tous d’être là cette année encore, et bonne soirée.