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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

S’évader

C’est avec fierté, avec un brin d’orgueil même, et sans la moindre hésitation que j’ai accepté la présidence d’honneur de cette 29e édition du Salon du livre de l’Outaouais, placée sous le signe de l’évasion. Je l’ai acceptée avec d’autant moins de réticence que le thème me semblait à la fois évident et surprenant, convenu mais riche. Je m’explique.

Interrogé par un collègue de la radio de Radio-Canada un peu plus tôt cet après-midi, j’évoquais mes premiers pas de lecteur adolescent dans le merveilleux monde de la littérature. Bien avant d’encaisser les chocs que m’assèneraient successivement des monstres sacrés ayant pour noms Albert Camus, Franz Kafka, Jacques Stephen Alexis, Harlan Ellison, Jacques Ferron, Anne Hébert ou Claude Mathieu, j’avais fréquenté assidûment les nouvelles d’Edgar Allan Poe, les rêveries cybernétiques d’Isaac Asimov, les romans d’Henri Vernes mettant en vedette Bob Morane ou ceux d’Yves Thériault relatant les aventures de Volpek, l’as des services secrets canadiens. J’aurais pu, je pourrais énumérer encore bien d’autres plumes connues ou inconnues, bien d’autres œuvres réputées ou pas, pour illustrer mon propos sur ce thème de l’évasion. Je me contenterai d’en rappeler une autre, celle d’Edgar Rice Burroughs, auteurs de romans d’aventures dont le nom serait assurément tombé dans l’oubli s’il n’était pas resté attaché à sa plus célèbre création : Tarzan, l’homme-singe, immortalisé par le cinéma, la bande dessinée et la télévision.

Peut-être le savez-vous, peut-être ne le savez vous pas, mais parallèlement aux équipées du roi de la jungle, le feuilletoniste de métier qu’était Burroughs avait également raconté celles de John Carter, le guerrier de Mars, un explorateur de la fin du XIXe siècle qui s’était vu catapulté par un sortilège sur la planète rouge dont il deviendrait en quelque sorte le seigneur en épousant la belle princesse Dejah Thoris. Dans la scène clé du prologue de ce roman déjà quasi centenaire, John Carter paralysé par l’enchantement se dédoublait littéralement devant les yeux ébahis de méchants Apaches venus le trucider, il sortait de lui-même. Et, après avoir observé pendant un temps sa presque dépouille étendue à ses pieds, Carter se projetait par-delà le temps et l’espace vers le mythique royaume de Barsoom, notre planète voisine. Retenez bien cette image, qui parle d’elle-même; avec les années, elle a acquis dans mon esprit le statut de métaphore très exacte de l’expérience de la lecture.

À propos d’un Edgar Rice Burroughs ou d’autres écrivains de même eau, on parle souvent, à tort ou à travers, du bout des lèvres, de littérature d’évasion, comme si toute littérature, toute forme d’expression artistique ne naissait pas justement d’une saine volonté de s’évader hors de soi, hors des contraintes et des contrariétés de notre condition humaine. La lecture et la littérature (impossible de dissocier l’une de l’autre), la lecture de la littérature comme l’écriture de celle-ci, procèdent par un drôle de paradoxe. La meilleure ou le meilleur des écrivains, pour peu qu’elle ou il ne soit pas uniquement obnubilé par de narcissiques préoccupations, lance à la lectrice, au lecteur une invitation à sortir de soi, à s’extraire du train-train pour considérer le réel d’une manière différente, dans un angle inédit, sous une lumière inhabituelle. Lectrices et lecteurs, écrivaines et écrivains de tout type de livres qui soient se retrouvent s dans la même position à l’égard du réel que cet ironique Sacha Guitry par rapport aux femmes : contre… tout contre.

On a beau les critiquer, comme ils le méritent parfois (qui aime bien châtie bien, paraît-il), les événements tels que le Salon du livre, celui de l’Outaouais et ses frères des autres régions de la province, ont pour mérite de fournir une occasion unique et inappréciable aux écrivaines et écrivains, qui passent le plus clair de leur temps dans la solitude des créateurs : l’occasion d’aller à la rencontre de leurs lectrices et lecteurs, actuels ou éventuels, de partager avec elles et eux leur passion commune : celle du rêve, hors du monde, contre le monde… tout contre.

Le dramaturge Eugène Ionesco prétendait que «la liberté d’imagination n’est pas une fuite dans l’irréel, elle n’est pas une évasion, elle est audace, invention.» J’ajouterais qu’elle est la condition sine qua none de la réinvention du monde, pour notre salut individuel et collectif.

Et c’est pourquoi je suis reconnaissant à l’organisation du Salon du livre de l’Outaouais pour ce merveilleux cadeau qu’elle m’offre cette année : le privilège de prendre la parole au nom de mes collègues poète, essayistes, dramaturges, nouvellistes, romancières et romanciers pour dire la nécessité salvatrice de pareilles communions.