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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Le temps qui passe, Borges et moi

Borges et moi

L’autre soir en songe, au milieu du labyrinthe où se côtoient et s’amalgament le présent, le passé et l’avenir, l’homme que je suis aujourd’hui revu le jeune homme que j’étais au moment de ma découverte de Jorge Luis Borges.

Dans le rêve, le cadet lisait, assis sur les berges de la Rivière-aux-Sables, dans un petit parc que j’ai fréquenté avec compagnons de beuverie et anciennes flammes, et qui servit de décor à quelques-uns de mes récits fantastiques. Ce rêve avait toutes les apparences de la réalité, mais cela ne saurait étonner ceux qui, à l’instar du vieil érudit de Buenos Aires, n’insistent pas pour classer réalité et réalisme sur le même rayon de bibliothèque.

La mémoire est une faculté qui oublie quand ça lui chante. Et à l’étudiant fraîchement inscrit en Lettres à l’Université Laval, je voulais demander ce qui l’avait attiré chez Borges et ce qui pouvait expliquer que cette oeuvre exerce encore le même pouvoir de fascination sur le quarantenaire qu’il allait devenir. Je me rappelais en tout cas avoir ébranlé les certitudes de Mèt Mo, mon défunt père pourtant cartésien et peu friand de fantastique, en lui offrant Le Livre de sable.

Mon alter ego à l’aube de la vingtaine leva les yeux de son édition de poche du recueil de nouvelles Fictions. M’attendait-il dans ce jardin aux sentiers divergents? En tout cas, il ne paraissait guère surpris d’y voir arriver le futur lui-même / l’actuel moi-même, avec de gros sabots et des questions tarabiscotées. Évidemment, il m’avait reconnu, malgré les cheveux gris, les pattes d’oie et l’embonpoint – rançons peu flatteuses du temps qui passe, inexorable, impitoyable. « Il faut te rappeler aussi Edgar Allan Poe, H. P. Lovecraft et Jacques Stephen Alexis, Harlan Ellison, Jacques Ferron et Marie-José Thériault, me suis-je lancé, avec une familiarité qui m’irrita un peu. »

Alter ego ou pas, je n’apprécie pas trop qu’on me tutoie à la première rencontre, séquelle de mon éducation stricte et un brin bourgeoise. Toutefois, le jeune Péan n’avait pas tort. Mon rapport à Jorge Luis Borges n’était pas étranger à mon affection pour ces écrivains qui, à leur insu, avaient fait figure de modèles.

Avant l’adolescence, longtemps avant de choisir la voie des lettres, j’avais lu les Histoires extraordinaires de Poe traduites par Baudelaire et Mallarmé. À ma deuxième année d’université, je relirais l’intégrale dans le texte original des nouvelles, poèmes, dialogues philosophiques et l’unique roman à la lumière des réflexions de Borges sur l’oeuvre d’un des rares écrivains qui ait su modifier notre manière de lire : « Le roman policier a créé un type spécial de lecteurs », dixit Borges dans ses brillantissimes Conférences. « C’est ce qu’on oublie habituellement quand on juge l’oeuvre d’Edgar Poe; car si Edgar Poe a créé le récit policier, il a créé ensuite le type du lecteur de romans policiers. »

« Ce lecteur nouveau, volontiers suspicieux, perpétuellement sceptique, voire paranoïaque, n’hésite jamais à remettre en question tous les éléments du discours qui lui sont présentés, y compris la parole du narrateur, déclarai-je.

— Certes, ce n’est pas un mince exploit d’avoir inauguré à la fois un genre littéraire et une approche inédite de la lecture, fait remarquer celui des deux moi qui est encore jeune. Mais on peut saluer chez Borges un fait d’armes similaire, car on qualifie bien de borgésiens ce type de textes labyrinthiques qui a eu un impact non négligeable sur le regard que nous posons sur la fiction et sur le réel. Car que savons-nous exactement du réel, sinon qu’il est aussi une construction?

— C’est ce que déjà j’aimais à ton âge chez Philip K. Dick, qui l’avait sans doute hérité de Borges, me répondis-je, faisant à mon tour preuve de sans-gêne. Encore qu’on ne puisse certifier que Dick ait fréquenté l’oeuvre du grand maître argentin.

— Je crois pour ma part qu’à l’instar de Kafka, il a exercé une influence si considérable que bon nombre de ses successeurs sont forcément ses émules, même sans l’avoir lu », lance sans coup férir le jeune moi, qui n’avait pas encore appris à résister à la tentation de l’esbroufe.

Cette argumentation était difficile à réfuter, tant les rêveries de Borges semblaient avoir été écrites nulle part et ailleurs, comme les Mille et une nuits ou comme ces textes littéraires perpétuellement réincarnés sous diverses plumes dans la nouvelle « L’Auteur du Temps d’aimer » du méconnu Claude Mathieu, le plus borgésien des écrivains québécois. Peut-être alors Borges n’a-t-il été que le canal par lequel ses oeuvres se sont concrétisées. Mon double n’hésite pas à renchérir : « Plus encore, l’ombre que projette son oeuvre est si incontournable qu’elle donne l’impression d’avoir rétroactivement influencé des écrivains qui pourtant l’ont historiquement précédé! » Comme d’autres avant ou après nous, moi et moi intellectualisons notre rapport à Borges, et c’est vrai que l’oeuvre s’y prête, par sa vertigineuse érudition autant que par sa portée métaphysique. Pourtant, le pouvoir d’envoûtement de ses textes, qui relèvent parfois autant des littératures de l’imaginaire que de la dissertation philosophique ou du récit historique tient aussi à l’humour discret du créateur de L’Aleph et du Rapport de Brodie.

« Trop souvent, ces exégètes dont il a peuplé ses écrits oublient que la littérature est pour Borges un jeu, une jonglerie ludique avec des concepts à la fois fondamentaux et frivoles », assénai-je doctement à mon cadet. « Il faut imaginer ce bibliothécaire aveugle s’amusant avec rigueur, écrire sérieusement, mais sans se prendre au sérieux. De son propre aveu, il n’écrivait ni pour l’élite ni pour la masse, mais pour lui, ses amis et pour adoucir le cours du temps.

Is all that we see or seem but a dream within a dream ? », déclara le jeune
moi-même dont je rêvais, citant un poème d’Edgar Poe que sans doute Borges connaissait par coeur.

Il n’y avait pas la moindre inflexion menaçante dans cette riposte, mais elle suffit à réintroduire au coeur de la rêverie un doute sur la nature de celle-ci, accentué par la présence, trop appropriée pour être fortuite, de la rivière qui déroulait sur son lit des eaux d’une noirceur digne du Styx.

J’ai eu l’envie de jeter un coup d’oeil sur mon reflet à fleur d’eau, histoire de m’assurer que j’étais bel et bien moi, en train de rêver cette rencontre dont je me souvenais d’autrefois, mais mon alter ego m’avait devancé en m’annonçant froidement qu’il était celui qui rêvait et moi, juste le rêvé qui adoptait tour à tour mon visage de quarantenaire et celui de mon père, à l’époque où je lui avais fait lire Borges.

Soudain, de ce rêve insolite, celui de nous deux qui rêvait s’arracha pour consigner ce récit sur le bloc-notes que je plaçais rituellement sur ma table de chevet avant de m’endormir.