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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Plaidoyer pour une réglementation du prix du livre au Québec

Amies et amis du livre, bonjour,

C’est avec un plaisir conjugué au sens du devoir et à l’amour de la littérature, de notre littérature, que j’ai accepté sans hésitation de prendre la parole devant vous en tant que président de l’Union des écrivaines et des écrivains québécois.

On peut se demander ce que des écrivaines et des écrivains, comme celles et ceux réunis sous la bannière de l’UNEQ, ont à dire dans un débat portant sur les pratiques commerciales en vigueur dans l’industrie du livre. Une pareille question fait cependant abstraction des deux données fondamentales qui motivent mon intervention au nom de mes consœurs et confrères aujourd’hui : à savoir, dans un premier temps, la nécessaire solidarité dont doit de plus en plus faire preuve l’ensemble des acteurs de ce qu’il est convenu d’appeler la chaîne du livre, y compris les créatrices et créateurs qui ne sont pas enfermés dans une tour d’ivoire; et, dans un second temps, une préoccupation pour la protection des acquis dans ce domaine d’activité économique, ces acquis qui garantissent le rayonnement voire la prospérité de notre littérature nationale.

Je ne crois pas qu’il soit utile pour moi de brosser ici l’historique détaillé des dispositions mises en place au fil des ans par l’État québécois dans le but de consolider le réseau de ces librairies indépendantes ou franchisées, mais toutes agréées, qui a permis l’essor de la littérature en général et de la littérature d’ici en particulier. Ce n’est par ailleurs pas le moment non plus de s’apitoyer sur le sort réservé par nos concitoyennes et nos concitoyens à la lecture comme activité de loisir. Bien au fait de tous les récents sondages sur les habitudes de lecture des Québécoises et des Québécois qui font planer un doute sur la place de la littérature dans leurs pratiques culturelles, je vous invite néanmoins à ne pas laisser ces enquêtes éclipser les formidables progrès accomplis en matière d’éducation et d’alphabétisation par la société québécoise en un demi-siècle de Révolution tranquille.

Certes, il y a au moins lieu de se réjouir des résultats de l’étude réalisée en 2004 par le Ministère de la culture et des communications sur les pratiques culturelles de nos concitoyennes et concitoyens. Qu’en ce début du XXIe siècle le tiers des livres empilés sur la table de chevet des lectrices et des lecteurs d’ici porte la signature d’une ou d’un auteur d’ici a effectivement de quoi obliger à la réflexion même les plus pessimistes observateurs de la scène culturelle qui ont fait du déclin sans cesse annoncé de notre littérature une sorte de mantra. Il ne fait aucun doute dans mon esprit que cette place de choix qu’occupent les œuvres de nos écrivaines et de nos écrivains dans les préférences des lectrices et des lecteurs québécois est directement liée à une accessibilité accrue de notre littérature sur l’ensemble du territoire. Pas plus qu’il ne fait de doute selon moi que cette accessibilité accrue de la littérature nationale est la conséquence directe des dispositions mises en place avec la Loi sur le développement des entreprises québécoises dans le domaine du livre.

Je n’apprendrai certes pas à une assemblée d’intervenants de notre milieu le rôle déterminant qu’a joué ce formidable outil communément appelé Loi 51 dans le développement de notre industrie, dans l’augmentation de l’accessibilité du livre et dans la meilleure diffusion de la littérature québécoise. En confirmant la notion d’agrément des librairies, en l’étendant aux entreprises d’édition et de distribution, la Loi 51 a donné valeur de principes aux règles qui ont changé radicalement et pour le mieux les pratiques commerciales et les conditions de développement de la chaîne du livre.

Il va sans dire que cette loi, promulguée il y a près de trente ans, ne pouvait prendre en considération toutes les nouvelles réalités – commerciales, technologiques – qui allaient venir modifier les usages des consommateurs d’ici comme d’ailleurs. On songe à l’importance grandissante de l’achat en ligne, facilité par l’omniprésence de l’Internet dans nos vies quotidiennes. On songe aussi et surtout à la multiplication des magasins à grande surface portant les bannières de Walmart, Costco et Zellers qui, au rayon des publications à écoulement rapide et du best-seller, se livrent depuis plusieurs années une guerre des prix qui a sévèrement nui aux librairies agréées et grandement fragilisé l’équilibre précaire de notre industrie.

Comme plusieurs de mes collègues ici réunis, considérant l’importance qu’ont eue et que continuent d’avoir les librairies agréées dans le rayonnement et la prospérité de notre littérature nationale, je crois que l’État québécois a trop tardé à adopter une réglementation du prix du livre qui viendrait appuyer le réseau de librairies que sa propre Loi 51 avait permis de fortifier – une réglementation qu’une majorité d’acteurs de l’industrie éditoriale réclame depuis le milieu des années 90.

Une pareille disposition n’aurait rien d’une mesure d’exception – on en a adopté des similaires dans le cas de certaines denrées jugées essentielles et vous imaginez bien qu’un écrivain estime la littérature aussi essentielle que la bière. Cette disposition se justifie par ailleurs en évoquant l’histoire du commerce du livre dans le monde. Dès le début du XIXe siècle, par exemple, des éditeurs britanniques avaient appliqué le principe du prix de vente fixe dans le domaine du livre, afin de combattre les détaillants qui accordaient des rabais jugés trop importants ; on avait justifié cette mesure par la nécessité de rémunérer les libraires qui consacrent de l’espace aux livres plus «difficiles» (notamment, les ouvrages de sciences humaines et sociales). Jusqu’à ce qu’une influente société d’écrivains présidée par Charles Dickens obtienne dans les années 1850 l’abandon de ce système par les éditeurs, la disposition avait quasiment force de loi. Avec tout le respect que je dois à l’illustre auteur d’Oliver Twist et de David Copperfield, vous me permettez en ce qui concerne le Québec contemporain de prendre une position aux antipodes de la sienne et plutôt alignée sur celle de Sir Frederic MacMillan, réputé éditeur, qui réussit une quarantaine d’années plus tard à réintroduire le prix fixe en Angleterre sous le nom de net price system. À l’instar des professionnels du livre des autres pays d’Europe qui ont en grande majorité adopté des dispositifs similaires entre 1830 et 2001, j’estime ce type de réglementation nécessaire pour assurer à la littérature nationale les conditions propices à sa prospérité.

On m’objectera qu’advenant une réglementation du prix du livre, les Walmart, Costco et Zellers de ce monde cesseraient de proposer à leur clientèle des livres (ce qui est loin d’être évident) et que non seulement ces ventes perdues ne seraient pas forcément transférées en librairie mais qu’elles auraient pour conséquence de diminuer la visibilité du livre, dont le québécois, et appauvrir certains de nos éditeurs. D’abord, on semble surestimer la part du chiffre d’affaires que les éditeurs québécois doivent aux grandes surfaces, où leurs publications ne sont, sauf exception, pas aussi présentes qu’on voudrait bien nous faire croire. Ensuite, la disparition de ces titres des grandes surfaces ne m’apparaît pas comme une conséquence inévitable d’une réglementation du prix du livre. Au contraire, je demeure convaincu que ces dites chaînes ne dédaigneraient pas la plus grande marge de profit dont elles bénéficieraient également, hélas, sur ces produits qu’elles vendent la plupart du temps à perte.

L’instauration d’un prix plancher, en-deçà duquel il ne serait plus permis de solder les nouvelles parutions, aurait pour effet plus positif d’enlever aux libraires agréés cette image néfaste de commerçants malhonnêtes qui gonflent artificiellement ses prix aux yeux du consommateur qui fréquente peu le rayon du livre et n’a pas toujours conscience de la fragilité de ce secteur économique. Et l’instauration de ce prix plancher contribuerait à la protection et à la consolidation de ce réseau de librairies agréées, dont dépendent la promotion et le rayonnement de la littérature nationale, dans toute sa diversité.

Comme association professionnelle de créatrices et de créateurs, et comme regroupement de citoyennes et de citoyens, l’UNEQ n’est certes pas insensible aux protestations qui déjà s’élèvent dans l’Agora contre toute forme de réglementation supplémentaire des prix de vente des biens de consommation, que l’on dit contraire aux principes de notre économie de libre marché. En même temps, mes consœurs, confrères et moi estimons qu’il importe d’illustrer concrètement que la littérature, en tant qu’expression et fruit de l’âme et du cœur d’un peuple, possède une valeur distincte de celle des autres marchandises commerciales. Comme plusieurs avant nous, nous estimons qu’à l’instar de Shakespeare, pour paraphraser une image célèbre, Émile Nelligan, Anne Hébert, Gaston Miron, Marie-Claire Blais, Dany Laferrière et tous les autres valent tout de même mieux et plus qu’une paire de bottes ou un carton de lait.

Voilà pourquoi réduire la littérature – dont le livre reste le support privilégié – à un statut de simple marchandise équivaudrait à trahir une partie de ce qui lui confère sa spécificité : son inscription dans la durée.

Merci de votre attention.