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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Ma frangine en noir

La nuit, s’il faut en croire un vieil adage, porte conseil. Par conséquent, j’ai attendu qu’il fasse tout à fait nuit pour amorcer la rédaction de ces quelques pages sur mon rapport avec celle que Léo Ferré appelait sa frangine en noir. Cela me semblait aller de soi. Après tout, pour citer les vers d’une autre chanson, celle-là rendue célèbre par Serge Reggiani, «il y a des choses qu’on écrit que lorsqu’il est très tard, que lorsqu’il fait bien nuit».

Bizarres, ces tergiversations avant d’entreprendre une réflexion sur celle qui nourrit mon travail depuis des années – tergiversations qui ressemblent presque à des scrupules. Sur un rayon de ma bibliothèque, s’alignent la quinzaine de bouquins que j’ai fait paraître en quatorze ans, dont quelques titres illustrent la relation privilégiée que j’entretiens avec ma Muse : La plage des songes, Sombres allées, L’emprise de la nuit, Zombi blues, Noirs désirs, La nuit démasque… On remarquera la constance du registre, qui sollicite le plus souvent les ombres, les rêves, les maléfices, les ténèbres et la mort. L’incipit de certains de mes romans ou recueils de nouvelles non plus ne trompent pas sur la nature de mon inspiration. Tout narcissisme muselé, j’en citerai deux, choisis presque au hasard :

«En novembre, la nuit tombe toujours trop rapidement. Sournoise, elle allonge ses tentacules d’ombre et embrasse le paysage avec tant d’avidité qu’on se surprend à redouter qu’elle ne le relâche jamais plus. Du sous-bois montent des vapeurs qui, dans la lumière des phares, esquissent d’indistinctes silhouettes, peut-être les hantises de torts passés. Et le vent se gonfle d’échos parmi lesquels, imagination à l’affût, on croit ouïr la plainte des damnés de la terre qui n’ont pas de bouche.» (Le tumulte de mon sang)

«Le crépuscule donne à Port-au-Prince des airs de bête blessée sur laquelle les ténèbres s’abattent telles une volée de vautours. Dans une débâcle sanglante, le soir renverse le jour, hisse son drapeau noir, se proclame président-à-vie. Et lorsqu’il daigne laisser poindre le soleil, ce n’est que pour mieux le guillotiner à nouveau.» (Zombi blues)

Voilà, le ton est donné; n’insistons pas. Certes, ma pratique du genre noir, du genre fantastique n’est pas étrangère à mon fréquentation quasi obsessionnelle de la face nocturne de notre réalité. Mais les poudres et fumées d’un genre littéraire ne suffisent pas à expliquer le pourquoi de mon attirance morbide pour la nuit, une attirance qui remonte à bien avant les débuts de ma carrière d’écrivain à proprement parler. Aussi, me permettra-t-on cette plongée dans mon passé, en quête d’une explication à mon tempérament volontiers nocturne, moi qui suis pourtant né autour de midi.

Tout écrivain a d’abord été un lecteur. J’irai même jusqu’à affirmer qu’en écrivant, nous sommes toujours des lecteurs, nous ne faisons que pousser un peu plus loin l’exercice que nous a de tout temps imposé la littérature, c’est-à-dire le décryptage et la réinterprétation de la réalité qui nous entoure ou du moins de ce que nous prenons pour telle. Dès l’enfance, j’ai été à la fois fasciné et terrifié par la nuit, ainsi qu’en témoignent mes lectures de l’époque. Gamin, je me passionnais pour les contes fantastiques d’Edgar Allan Poe, que j’avais d’abord découvert par le biais de leurs adaptations en bandes dessinées, et dont j’avais ensuite lu l’intégrale avant l’adolescence. J’ai souvent rendu hommage à Poe, dont l’œuvre m’a profondément marqué, notamment dans mon premier roman, Le Tumulte de mon sang, qu’on peut lire comme une sorte de palimpseste à saveur créole de sa meilleure nouvelle, «La chute de la maison Usher». Je ne pense pas surestimer son importance dans le conditionnement de mon inconscient – car non seulement l’écrivain que je suis devenu se réclame sans vergogne de lui, mais le passionné de littérature que je suis également lui doit la découverte de la poésie de Charles Baudelaire et de Stéphane Mallarmé, qui signèrent les géniales traductions françaises de ses histoires extraordinaires que j’ai lues avant d’être en mesure de savourer in texto les Tales of Mystery and Imagination. Puis-je l’admettre sans honte? J’ai fréquenté Baudelaire et Mallarmé simplement parce que leurs noms étaient liés à celui de Poe.

En Poe, j’avais trouvé mon premier mentor, une sorte de guide, d’âme-sœur dont je traquerais l’influence dans la plupart des œuvres littéraires qui me séduiraient par la suite, du Dracula de Bram Stoker aux Enfants du sabbat d’Anne Hébert en passant par Les Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë, les nouvelles de Howard Philips Lovecraft ou de Jorge Luis Borges, Le ravissement de ma collègue et amie Andrée A. Michaud et j’en passe. À l’adolescence, avant même d’entendre l’appel de ma vocation, je me suis gavé de littérature de l’imaginaire – romans d’aventures, de science-fiction ou d’épouvante, avec une nette préférence pour les derniers. Et même après que le choc infligé par L’Étranger d’Albert Camus m’ait révélé à moi-même mon ambition insoupçonnée d’écrire un jour, je suis resté attaché à ce genre de prédilection et à ce mentor, Poe, dont j’ai découvert certains des plus illustres disciples par le biais d’une série télé, The Twilight Zone.

Je n’avais que quinze ou seize ans quand j’ai connu cette célèbre anthologie, qui passait en reprise à l’antenne de CBC Television le lundi soir à minuit, bien après l’heure du couvre-feu imposée par mes parents durant l’année scolaire. Il m’amuse de songer à la détermination que je mettais à lutter contre le sommeil durant des heures afin d’aller ensuite au salon, sur la pointe des pieds, pour regarder ces émissions qui allaient aiguiser mon désir d’écrire. Je m’en rends compte aujourd’hui : sans doute les conditions de clandestinité dans lesquelles je devais regarder ces fables fantastiques en noir et blanc en décuplaient l’ambiance inquiétante – à tout moment, mon père risquait de me surprendre accroupi devant le téléviseur et m’ordonner de retourner au lit! N’empêche : par le biais de The Twilight Zone, j’ai fait la connaissance de cette poignée d’écrivains qui allaient à leur tour laisser une marque indélébile sur mon imaginaire, à savoir, outre le maître de cérémonie Rod Serling, les Ray Bradbury, Charles Beaumont, Richard Matheson et autres membres de ce qu’on a appelé l’école californienne du fantastique américain d’après-guerre.

Encore ici, je ne pense pas surestimer l’importance de cette expérience dans la constitution de l’écrivain que je suis. Mes excursions clandestines dans cette zone crépusculaire de l’imagination y sont sûrement pour beaucoup dans mon rapport avec la nuit que j’apprivoisais alors, et qui deviendrait au fil des ans mon heure privilégiée pour l’écriture, au son des accents mélancoliques des Nocturnes de Chopin, du Clair de lune de Debussy et de Gymnopédies de Satie ou encore de la plainte splénétique de la trompette embouchée de Miles Davis interprétant Round Midnight. Sans doute la série The Twilight Zone m’a-t-elle appris à aimer ce climat de fausse quiétude dans lesquelles baignent nos demeures, à l’heure où tout le monde dort.

Certaines gens vous causent volontiers du silence de la nuit. Quelle blague! Ces gens parlent manifestement à travers leur chapeau. Car, même après que toute musique se soit tue, la nuit n’est pas silencieuse. Il suffit de prêter l’oreille avec suffisamment d’attention. Outre le ronronnement du frigo, le tic-tac de nos vieilles horloges insomniaques, les craquements et grincements constants de nos maisons qui portent tant bien que mal le poids de leur âge, la nuit est habitée par des chuchotements indistincts qui sont peut-être ceux de nos ancêtres, qui ne savent resurgir qu’à ces moments pour nous confier leurs secrets en langue immémoriale.

J’en reviens à Round Midnight, cet immortel standard de jazz portant la griffe de Thelonious Monk, grand prêtre de la nuit, dont le texte m’apparaît sans équivoque :

It begins to tell round midnight
I do pretty well ‘till after sundown
Suppertime I’m feelin’ sad
But it really gets bad round midnight

Les souvenirs, continue la chanson, nous assaillent invariablement à minuit, autour de minuit. Me reviennent en tête le spectres de toutes ces nuits qui ont formé mon caractère. «Vous lisez ça et vous arrivez à bien dormir après ?» m’a un jour demandé mon prof de français de secondaire II en pointant le pavé de Bram Stoker, Dracula, trônant sur mon bureau d’étudiant. Je dors rarement sur mes deux oreilles et ce soir ne fait pas exception. Je repense aux nuits affamées du duvaliérisme, auxquelles mes parents avaient voulu soustraire leurs enfants en cherchant asile si loin de chez eux sans se douter qu’ils fonderaient ici un nouveau chez nous. Je repense à mes nuits de cauchemar d’enfant, où je m’éveillais paralysé de frayeur, incapable de remuer ou même de hurler, nuits que, d’une certaine manière perverse, j’ai cherché à recréer à travers ma fiction. Je songe à mes nuits de débauche et de bohême qui, paraît-il, forment la jeunesse, du moins c’est ce qu’on aime répéter pour se donner bonne conscience peut-être. Insomnies, nuits d’amour ou nuits d’angoisse, nuits d’attente aussi comme cette nuit de novembre de qui verrait naître ma propre fille, le jour de l’anniversaire de sa mère et de sa grand-mère avant elle – avouez que la coïncidence est digne d’un épisode de The Twilight Zone, non ?

La nuit démasque, ai-je affirmé par le biais du titre d’une nouvelle qui donne le ton à l’un de mes recueils. Ce n’est pas qu’une métaphore. Je crois sincèrement que cette frangine en noir nous révèle à nous-mêmes et nous dévoile notre propre part d’ombre, de même que l’envers de cet univers que nous habitons sans toujours bien le comprendre. Voilà pourquoi «il y a des choses qu’on écrit que lorsqu’il est très tard, que lorsqu’il fait bien nuit».

La nuit porte conseil, paraît-il. Et celle qui tirait à sa fin à l’heure où je rédigeais ces lignes m’a conseillé d’arrêter ici. Ce que j’ai évidemment fait, soucieux de ne pas détourner de leur route les spectres et chimères qui s’estompent aux premières lueurs du jour.