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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Votre voix comme une blessure

Comment pourrait-on oublier votre voix, Lady? Cette voix comme une blessure, qui porte en elle les amours mortes ou impossibles, l’irrévocable chagrin des départs et le futile espoir d’impro­bables retours. Cette voix d’abord éclatante, pareille à une trompette, celle de votre idole de jeunesse Louis Armstrong, que vous finiriez par côtoyer le temps d’une ou deux chansonnettes. Cette voix forte, glissant sur cet écrin satiné tissé par ces violons doucereux que vous affectionniez tant, en petite fille éprise de romances et de princes charmants imaginaires. Enfin cette voix de crépuscule, brisée par les excès et les abus, qui ont émaillé votre courte vie, amère certes et pourtant toujours capable de caresser les tympans comme un solo de Lester Young, le Prez, votre frère lunaire.

Près d’un demi-siècle après que vous vous soyez éteinte dans la fleur de l’âge, comment pourrait-on l’oublier, Lady Day, votre voix dont l’écho nous hante au point de se confondre à l’idée même que l’on se fait de la mélancolie? Cette voix d’indissolubles inquiétudes, de tendresses éphémères, de tristesses récurrentes. But beautiful…

Le romancier et jazzophile Alain Gerber a eu à votre sujet cette formule heureuse, que je lui envie : «Il n’existe que deux types de chanteuses de jazz : Billie Holiday… et toutes les autres!» Si je m’écoutais, j’étendrais ce verdict péremptoire au-delà du genre musical dont vous êtes la quintessence. Pourquoi pas? Il n’existe que deux types de chanteuses, point : vous et toutes les autres. J’exagère, pensez-vous? À peine. Tellement peu d’interprètes, en jazz, en blues ou même dans d’autres formes de chant, arrivent à distiller l’émotion avec une telle sobriété, une telle intensité – comme un feu discret couvant sous des cendres que l’on croit déjà refroidies : la Piaf, peut-être; la Callas, sûrement. Mais qui d’autre? On chercherait en vain, parmi les divas de la scène populaire contemporaine, ces étoiles filantes virtuoses de la vocalise excessive qui polluent les ondes de la radio commerciale et nous cassent les oreilles, celle qui vous arriverait ne serait-ce qu’à la cheville en matière sincérité.

C’est qu’à vous écoutez habiter les paroles de I Cover the Waterfront, de My Man, de Sophisticated Lady, de I’m a Fool to Want You, de The End of a Love Affair et j’en passe, on jurerait que vous avez réellement vécu ces amours contrariées, ces ruptures à répétition, ce désespoir de chansonnette. «Chanter des trucs comme The Man I Love ou Porgy n’est pas plus d’ouvrage que de s’asseoir pour manger du canard laqué chinois et j’adore le canard laqué,» avez-vous un jour déclaré. Mais encore, quel était donc votre secret, Lady? Non, inutile de répondre à pareille question rhétorique. Hush now, don’t explain, what is there to gain…?

Et puis, votre légende, on la connaît désormais quasiment aussi bien que les paroles de ces puériles rengaines de Broadway, de ces ballades, de ces swingers et de ces blues auxquels vous saviez si bien infuser une profondeur inédites. Que diable, on la sait autant que vous, qui aviez pris la maligne habitude d’en accentuer les moments mélodramatiques au point de ne plus distinguer le réel du mythique. Elle ressemble presque à un roman à l’eau de rose, votre histoire, happy ending en moins. Des parents encore mômes et de milieu modeste, dont un père musicien, guère mûr pour la paternité. Une enfance ni plus ni moins malheureuse que la moyenne des enfances noires à l’ère de l’apartheid soft d’une Amérique que le spectacle occasionnel de ces fruits étranges pendus aux branches des arbres du Gallant South ne répugne pas tout à fait encore. Puis le viol à l’adolescence, le séjour en institution, la prostitution, la misère et la désolation night and day. Puis la découverte de votre voix, porteuse de l’indignation et de la révolte d’un peuple, qui elle seule pouvait vous permettre de vous élever au-dessus de votre condition de femme noire dans une société essentiellement phallocrate et raciste. Puis la vie de presque star, le glamour (si peu), l’alcool, la drogue et les abus de toutes sortes, et tous ces hommes qui passaient, vous aimaient si mal, vous volaient et parfois vous frappaient, tous ces égoïstes Jim who doesn’t ever bring pretty flowers pour qui vous vous morfondiez néanmoins.Lady sings the blues… Tu parles!

Hush now, Eleanora Fagan Holiday, Lady Day, Dame aux gardenias. Votre mélo, on l’a mille fois entendu. À quoi bon lire un énième bouquin reprenant la complainte archi-connue d’une chanteuse cassée par les vicissitudes d’une existence promise au malheur et à la détresse? Peut-être parce que Danièle Robert vous connaît, justement. Pour avoir signé une traduction française de cette autobiographie à demi-fictive que vous avez publiée quelques temps avant de mourir, Lady, elle vous connaît intimement, de l’intérieur, oserait-on avancer. Et dans son bouquin lumineux, au titre évocateur, l’auteure a su aller au-delà du mythe de l’Icare au féminin qui a fini par se brûler les ailes en s’envolant au-dessus des accords convenus, des arrangements parfois sirupeux, pour toucher le soleil d’une vérité musicale primale, d’une parole commune et partagée par tous et toutes : ces chants de l’aube, dont vous demeurez l’interprète absolue. Dans une langue vibrante, lyrique, elle a su redonner vie à la femme que vous avez été. Voici donc livrés, pour vous et pour nous, votre corps et votre sang, et surtout votre chair sensuelle de femme chantant, cherchant et donnant l’amour impossible, la tendresse et la jouissance, l’allégresse et le spleen confondus, et enfin le désir impérieux, irrépressible, absolu, all or nothing at all.

Et c’est pourquoi on lira, relira et ne cessera de relire ces pages superbes que vous consacre Danièle Robert. On le fera en mémoire de vous. Car on ne vous oubliera pas de sitôt, Lady Day, quand bien même les Rocheuses venaient à s’effriter et le Gibraltar à s’écrouler, tout de glaise qu’ils soient.

Vous oublier? Comment le pourrait-on?