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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Trouver son livre

Tenez, je vous fais une confidence : ma mère m’a appris à lire et à écrire quand j’avais quatre ans pour avoir la paix. Non pas que j’étais turbulent, pas vraiment. Mais maman travaillait à temps double dans ce temps-là, à l’école Maria-Chapdelaine où elle enseignait puis à la maison où elle veillait sur l’éducation de ses quatre monstres – mes grands frères adolescents Gérald et Steve, ma cousine Joëlle et moi – auxquels s’ajouterait bientôt Reynald, le p’tit dernier. En me montrant à lire, elle espérait d’abord se défiler à l’obligation de me raconter les aventures des Spiderman, Batman, Captain America et autres super-héros qui peuplaient les comics pour lesquels je me passionnais. Ma pauvre maman ne se figurait pas que ma sœur Mie-Jo (mon autre fournisseure de bandes dessinées) et elle devraient tout de même endurer mes comptes-rendus exhaustifs de chaque épisode de ces séries.

Vous connaissez l’adage : offrez un poisson à un affamé et vous lui aurez fourni un repas ou deux; apprenez-lui à pêcher et il ne devrait plus jamais connaître la faim – à condition de lui indiquer également l’emplacement des cours d’eau qui auraient échappé au fléau de la pollution! Il en va de même pour la lecture : lisez un conte à un gamin et vous l’aurez distrait le temps d’un « il était une fois » et d’un « …ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants »; apprenez-lui à lire, initiez-le plaisir du texte et vous lui aurez remis les clés d’un univers merveilleux où il ne sera jamais plus seul.

J’ai grandi dans une maison dont le sous-sol abritait une réserve inépuisable de joyaux précieux : la bibliothèque de mon père, garnie de livres de toutes sortes. Des BD, des romans d’aventures, des encyclopédies pour la jeunesse, des ouvrages littéraires, des dictionnaires, j’en passe. Je n’ai aucun mérite, j’ai eu beaucoup de chance, c’est tout. Passionné par le langage et enclin à la rêverie dès mon plus jeune âge, j’ai su puiser dans cette caverne d’Ali Baba de véritables trésors : les rêves consignés sur papier par des écrivains, illustres ou inconnus, issus de tous azimuts!

Aujourd’hui, je gagne (partiellement) ma vie à écrire des histoires et à commenter celles des autres, et je m’amuse à faire mentir l’idée reçue selon laquelle on ne peut mélanger le travail et le plaisir. Il arrive qu’on me demande comment je fais pour lire quatre, cinq bouquins par semaine, si je ne trouve pas la tâche ardue, voire ennuyante. Évidemment, cela dépend du livre… Mais dites-vous que je prends d’ordinaire soin de choisir les livres qui me parlent, m’attirent, me séduisent – ou me rebutent, me provoquent, me remettent en question. Un bon livre n’est jamais un simple divertissement, c’est une œuvre qui me rend plus intelligent, plus sensible, plus humain.

À ces gens qui s’étonnent qu’on puisse perdre son temps à lire des récits inventés, à savourer le chant des poètes, à confronter sa vision du monde à celle des essayistes, je réponds qu’ils n’aiment pas la lecture sans doute parce qu’on ne leur a appris l’alphabet en négligeant de leur transmettre le plaisir du texte. Je réponds aussi, en citant le monumental Jorge Luis Borges, qu’ils n’ont peut-être tout simplement pas encore trouvé leur bouquin, celui qui leur donnera la piqûre en leur ouvrant les portes d’un univers virtuel qui n’a rien à envier aux chimères de l’internet. Non, il n’est pas impensable de tomber amoureux d’un bouquin, comme on s’éprend parfois d’une totale étrangère, d’un parfait inconnu croisé par hasard dans le métro ou dans la rue.

Le coup de foudre? À n’importe quel âge? Et comment! À chaque lecteur, à chaque lectrice correspond un livre, qui attend qu’il ou elle plonge son nez dans ses pages pour l’ensorceler, le captiver et le révéler à lui-même, à elle-même. Dans mon cas, après les exploits palpitants de Bob Morane, de Volpek ou de Tarzan, après les histoires extraordinaires d’Edgar Allan Poe, de Ray Bradbury et d’Isaac Asimov, ce fut L’Étranger d’Albert Camus qui le premier me donna à entendre l’appel irrémédiable de ma vocation, auquel firent écho Anne Hébert, Franz Kafka, Jacques Stephen Alexis et tant d’autres.

Certes, tout le monde ne lit pas forcément pour devenir écrivain. Et ce n’est pas dans les livres qu’on apprend la vie, j’en conviens. Toutefois, on peut y apprivoiser les grandeurs, les misères et les mystères de ce monde qui nous entoure et nous dépasse, ce monde que nous habitons vaille que vaille malgré ses imperfections et ses horreurs. Lire, c’est accéder à la mémoire, aux rêves et espoirs de tous nos frères et sœurs qui partagent notre condition trop souvent inhumaine. Voilà pourquoi j’imagine mal qu’on puisse se priver de cette formidable machine à voyager dans le temps, l’espace et l’imaginaire que l’on appelle le livre.