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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Fenêtre sur rêve

En un sens, ce qui suit porte quasiment autant sur Mèt Mo, mon défunt père, que sur la télévision. On a tendance à l’oublier : regarder la télé est une activité familiale. En tout cas, dans ma jeunesse, c’était comme ça. Chez les Péan, le téléviseur n’était en marche qu’à certaines heures bien définies par mes parents. Le reste du temps, le grand écran trônait dans son coin du salon, éteint et silencieux. Il s’agissait d’un poste en noir et blanc, mon père ne voyant pas l’intérêt de débourser davantage pour une télé couleur. Celle-ci ne ferait son entrée chez les Péan que deux ans après mon départ pour l’université, quand mon oncle Émile refilerait à son frère le vieux téléviseur couleur qu’il venait de remplacer par un nouveau modèle. Aussi, il ne faut pas vous surprendre si j’appuie à 100% ceux qui prétendent que nous rêvons en noir et blanc.

À en croire un lieu commun fort à propos, la télé serait pour l’homme moderne une ouverture sur le monde, une sorte de miroir enchanté reflétant les multiples visages de notre univers. Même avant l’avènement de ces canaux spécialisés qui essentiellement diffusent les mêmes dépêches d’information durant vingt-quatre heures, la télévision avait cette fonction chez nous. Fidèles au poste (voilà une expression d’une justesse rare!), mes parents regardaient les bulletins d’information au dîner, au souper et en fin de soirée tous les jours. Y guettaient-ils des nouvelles de cette île qu’ils avaient fuie mais où ils espéraient retourner dès que disparaîtraient les ogres qui y sévissaient? Peut-être. Chose sûre, le chapelet des catastrophes qu’égrenaient quotidiennement les présentateurs de Radio-Canada s’accompagnaient systématiquement du commentaire désabusé de mon père – comme à peu près n’importe quelle émission d’ailleurs. Si bien qu’il m’est arrivé me demander si les concepteurs des DVD n’auraient pas pris exemple sur Mèt Mo quand ils choisi d’ajouter sur une piste sonore alternative les gloses des artisans d’un film.

Pour l’enfant épris de fantaisie que j’étais, la télé s’ouvrait plus volontiers sur l’imaginaire que sur le triste monde des adultes. Elle était ni plus ni moins qu’une fenêtre ouverte sur le rêve. J’appartiens à une génération dont les songes ont été nourris d’images télévisuelles. Des scènes de la vie secrète des fourmis aux chapeaux extravagants de Françoise Gaudette-Smith, ces images avaient toutes quelque chose de magique à mes yeux. À l’instar de tous les gamins, j’étais assoiffé d’émer­veille­­ment et la télé ne manquait jamais de m’en fournir la matière. La semaine, à l’heure où mes parents revenaient de leur journée à l’école, j’avais le choix entre les tours pendables que jouaient l’espiègle Bobinette à son grand frère et les contes invraisemblables de l’exubérant Capitaine Bon­homme qui amusaient toute la famille. Tandis que ma grand-mère et ma mère s’affairaient au four­neau, ma sœur Joëlle et moi suivions les aventures palpitantes d’intrépides marionnettes ayant pour noms Mike Mercury, Steve Zodiac, Capitaine Scarlet, Joe 90 (auquel ma myopie précoce m’a vite fait m’identifier!), les Sentinelles de l’air sans oublier le Capitaine Troy Tempest et sa belle sirène Marina. Le week-end, je retrouvais les super-héros issus de mes précieuses bandes dessinées Marvel : l’éton­nant Spiderman, le puissant Thor, le Capitaine America, l’incroyable Hulk, l’invincible Iron Man et le prince Namor, monarque des Atlantes, à qui je souhaitais tellement ressembler que je m’endormais en tirant mes oreilles pour les rendre pointues comme les siennes. Outre ces surhommes que tour­nait gentiment en dérision Mèt Mo à mon grand dam, je me passionnais également pour les incur­sions de Maigrichon et Gras-double dans des dimensions parallèles, les délires surréalistes de Sol et Gobelet, les intrigues qui opposaient le Major Plum-Pudding à l’infâme agent Cassoulet de l’Interpol.

En cette ère pré-Passe-Partout où la rectitude politique n’interdisait pas encore d’exposer de pauvres enfants influençables aux effets néfastes de la violence télévisuelle, mes parents autorisaient Joëlle et moi, et bientôt notre cadet Reynald, à regarder avec nos aînés et eux les séries d’aventures ou de fantaisie importées des États-Unis ou d’Angleterre : Chapeau melon et bottes de cuir, Le Saint, Amicalement vôtre, Mission : Impossible, Les Espions, Au-delà du réel, Les Joyeux naufragés, Hawaï 5-0, Zorro, Ma sorcière bien-aimée et tutti quanti. Bien avant l’adolescence, je me pâmais pour la plantureuse Jinny (Barbara Eden), incarnation suprême de la sensualité, que j’enviais au maladroit Major Nelson, qui ne s’était pas encore métamorphosé en méchant J.R. Tout comme je désirais de toute mon ardeur pré-pubère Emma Peel (Diana Rigg), la redoutable et séduisante partenaire de John Steed, et la flamboyante Valérie (Deanna Lund), échouée en compagnie d’une poignée de valeureux «petits hommes» Au pays des géants. Si comme lecteur je me suis vite entiché des œuvres des grands maîtres des littératures de l’imaginaire, c’est sans doute parce que comme téléspectateur je vouais un véritable culte aux héros des séries de science-fiction, notamment celles terriblement kitsch que produisait Irwin Allen avant de devenir le roi du «film-catastrophe». Après Troy Tempest et Namor, le capitaine Crane et l’amiral Nelson, éminences grises du sous-marin Neptune (de Voyage au fond des mers), m’ont persuadé qu’une fois adulte je me consacrerais à l’exploration du fond des océans, peut-être comme membre de l’équipage de Jacques Cousteau – moi qui n’ai pourtant jamais appris à nager!

Le nec plus ultra demeurait néanmoins pour moi les pérégrinations interstellaires de l’équipage du U.S.S. Enterprise. Comment les adultes pouvaient-ils s’enthousiasmer devant les steppettes de Neil Armstrong sur la lune alors que le capitaine Kirk ses troupes de la Patrouille du cosmos sillonnaient la galaxie à une vitesse six fois supérieure à celle de la lumière, débarquaient sans scaphandre sur des planètes étranges grâce à leur téléporteur? J’idolâtrais ce Don Juan sidéral auquel pas une femme du cosmos ne savait résister à un point tel que je m’illusionnais sur le talent de William Shatner, un acteur au registre limité. Juste pour vous dire, à six ans, j’étais devenu un spectateur fidèle du Gourmet farfelu simplement parce que j’imaginais que le cuisinier australien Graham Kerr était apparenté à Kirk. Et je regardais parfois Les Berger avec mes parents pour y voir Yvon Thiboutot, le comédien qui prêtait sa voix à Kirk dans la version post-synchronisée de Star Trek! Jusqu’à l’adolescence, j’ai vu et revu les 79 épisodes de la série si souvent que j’en connaissais les moindres répliques par cœur.

Pince-sans-rire, Mèt Mo ne manquait pas une occasion de se moquer de moi en feignant de s’inquiéter du dénouement d’une de ces aventures comme si l’issue n’était pas connue d’avance, comme s’il était même possible que l’un de mes héros n’y survive pas. Cela s’est d’ailleurs produit, longtemps après la fin de la série originale : le second film de Star Trek se concluait sur la mort tragique de l’énigmatique M. Spock. Ainsi, la fiction apprenait au trekkie de seize ans que les héros mouraient parfois – au grand désarroi de tous et toutes. Cinq ans plus tard, ce serait au tour de Mèt Mo de pousser son dernier souffle à l’hôpital de Jonquière, emporté par le cancer. Et au contraire à M. Spock, il ne ressusciterait pas grâce à quelque deus ex machina tiré par les cheveux…

Les rediffusions au Canal D aidant, je repense souvent à Mèt Mo. Je réentends sa voix, haranguant mes idoles coincées dans leurs dilemmes cornéliens, soulignant les invraisemblances des scénarios ou se laissant prendre par l’action à l’occasion. Je me souviens notamment d’un commentaire énigmatique à souhait, échappé par lui en passant devant une scène particulièrement prenante de Battlestar Galactica que mon frère Reynald et moi regardions assis sur le bout de nos chaises. En voyant les protagonistes de ce médiocre western spatial échanger des coups de fusil à rayons avec leurs menaçants ennemis les Cylons, mon père avait glissé ce mot sybillin : «A pa te gen fanm ladan tou!» (Comme ça, il y a aussi des femmes dans vos histoires…) Et pourquoi pas, Mèt ? Je me souviens de Mèt Mo me regardant regarder mon émission fétiche, la série qui avait confirmé mon choix du métier que j’exercerais : The Twilight Zone. Après des années à la regarder en cachette quand elle passait le lundi soir passé minuit, bien après le couvre-feu imposé par mon père, j’étais ravi que CBC Television diffuse la célèbre série à une heure plus raisonnable, le samedi matin vers midi, même si je devais endurer les railleries de mon père à propos de mon admiration béate pour Rod Serling, le créateur et principal scénariste, qui apparaissait après le prologue de chaque épisode pour le présenter. «Tu devrais voir ton visage, se moquait Mèt Mo. On dirait que tu suis ce programme juste pour le moment où Sterling (mon père déformait le nom à dessein) prononcera les mots The Twilight Zone.» Aujourd’hui, quand je visionne avec des amis des épisodes de cette merveilleuse anthologie du fantastique dont j’ai acheté l’intégrale sur DVD, je m’étonne quasiment de ne pas entendre la voix narquoise de mon père faire une remarque sur mon expression à l’apparition de Serling, un écrivain somme toute mineur dont l’œuvre a néanmoins inspiré ma vocation au même titre que celle de Camus.

C’est vrai, Mèt, je m’attends presque à ce que tu m’interpelles.

Mais je sais bien que de tels événements ne peuvent se produire… except, of course, in the Twilight Zone