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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Bootleg

Je gravis trois par trois les marches qui colimaçonnent jusqu’à l’entrée de chez moi dans le Mile-End. Mon cœur battait hard swing, comme dans cette chanson rigolote de Henri Salvador. Dans ma hâte de retrouver celle que j’espérais encore toute nue sous mes draps, je notai distraitement que la porte n’était pas barrée mais ne trouvai pas matière à me méfier. Ma surprise n’en fut que plus grande quand le coup de poing m’atteignit en pleine mâchoire alors que je franchissais le seuil de mon appart.

Un goût ferreux m’emplit la bouche. Sonné, je me serais écroulé sans réclamer mon reste si mon assaillant ne m’avait pas empoigné par le cou pour me balancer un deuxième punch qui envoya voler mes lunettes. Certes, je n’en avais pas besoin pour voir les feux d’artifice. L’intrus m’ayant lâché, j’embrassai la marqueterie tel un souverain pontife en excès de zèle, grâce et piété en moins.

— Courage, grogna l’homme qui, non, n’essayait pas de me réconforter avant la suite mais m’apostrophait plutôt par mon patronyme. Reste à terre. Premier et dernier avertissement.

Même si ça n’arrive jamais que dans les polars, j’ai toujours su qu’il vaut mieux ne pas contrarier les armoires à glace qui vous accueillent chez vous à coups d’un poing gros comme une raquette de tennis.

Je crachai du sang par terre, anticipant les remontrances de ma femme de ménage. Mais les couleurs qui avaient transformé mon champ de vision en toile de Pollock se dissipaient peu à peu, je distinguais le bordel qui régnait désormais dans mon salon pourtant récemment réaménagé par Claudine et découvrais l’ampleur des dégâts. Kathleen à New Orleans n’aurait pas fait mieux : les cadres arrachés des murs, mon minibar saccagé, les bibelots fracassés, les tours de rangement de disques compacts et vinyle renversées, ma collection étalée par terre et piétinée sans égard à la valeur de ces albums, dont certains plus rarissimes qu’une idée rigoureuse dans un texte de Richard Martineau. Pour sûr, Claudine serait en droit d’exiger plus que des excuses et pas mal d’heures supplémentaires.

— Si tu sais ce qui est bon pour toé, Courage, t’oublies toutt. Le record, la plotte. Toutt.

Un torrent d’images, de souvenirs se bousculaient dans ma tête comme les notes dans un solo de Coltrane. Le disque. La fille.

Elle disait se prénommer Vicky, comme le héros de la série d’animation d’antan, mais je lui trouvais surtout une ressemblance avec la Valkyrie des comics Marvel : une crinière d’une blondeur solaire, des yeux d’un bleu dérobé au ciel et à la mer, un corps svelte et athlétique. Et malgré sa nonchalance d’ado rebelle, un port étonnamment altier pour une trentenaire qui faisait tout juste un mètre soixante en escarpins. Je l’avais remarquée dès son premier jour à l’emploi de ce disquaire d’occasion de l’avenue Mont-Royal que je fréquentais quasi quotidiennement, en perpétuelle quête d’un trésor méconnu de l’Histoire phonographique du jazz. Elle me connaissait de nom comme journaliste mais surtout pour mes chroniques « L’Avocat du jazz » dans la presse écrite et à la radio. Nos échanges s’étaient toutefois limités aux banalités d’usage entre client geek et commise sympa. Elle appréciait modérément le jazz, surtout Ella mais aussi Chet et Miles, s’intéressait un peu à la scène locale, et vouait aux Beatles une passion proche de la ferveur religieuse. Nos rapports avaient évolué au fil des jours, familiarité et tutoiement s’installant naturellement. Si bien que la vieille à l’heure du lunch…

— Alors, Marvin Courage ? m’avait-elle interrogée de sa voix rauque et basse, en liant mes prénom et nom comme s’il s’agissait d’un seul et même mot. Tu vois une chose qu’il te plairait de posséder ?

Toi, aurais-je eu envie de lui répliquer en apercevant son reflet dans la vitrine devant laquelle j’étais figé depuis quelques minutes : elle arborait ce jour-là un air d’institutrice austère et pourtant aguicheuse, avec les cheveux remontés en un élégant chignon, une blouse bleu pastel, un pantalon bouffant noir et de grandes lunettes dont la monture semblait épouser la forme d’un cœur stylisé.

De fait, j’étais partagé entre ce désir d’elle qui s’éveillait en moi, impérieux, et ma curiosité pour ce microsillon sur l’étagère derrière la vitre : Just One of Those Things Live, Volume One, un album pirate de l’obscur pianiste Mark Cecil Black, consacré à des standards de Cole Porter.

La Valkyrie avait tôt fait de déverrouiller l’armoire vitrée pour me tendre l’intrigante pièce de collection, le premier set d’une prestation devant public captée à Rome par la radio italienne, parue sous étiquette Bythinia. Le label m’était inconnu, mais j’avais découvert Mark Cecil Black à Radio-Canada du temps de Gilles Archambault et de Jazz soliloque. Petit maître alliant l’impressionnisme lyrique d’un Bill Evans et le fougueuse virtuosité d’un Bud Powell, Black avait enregistré une demi-douzaine d’albums vers la fin des années soixante pour ensuite s’enrôler dans une quelconque secte apocalyptique et disparaître de la scène active à tout jamais.

La rareté du disque m’incitait à le prendre, malgré le prix exorbitant.

— Ce sera tout, Marvin-Courage-en-un-seul-mot ? Ou il manque quelque chose à ta satisfaction ?

Cette phrase, Vicky ne l’avait prononcée à la manière d’une vamp de série noire, pas du tout. Elle avait cependant griffonné son numéro de cellulaire au verso de mon coupon-caisse. Je ne m’en étais rendu compte qu’en fin de journée, au moment de déballer le disque pour le placer sur mon tout nouveau tourne-disque usb. Échaudé par les derniers déraillements de ma vie sentimentale, et moins entreprenant qu’à mes trente ans, j’avais attendu la fin de la face A, « Begin the Beguine », pour mordre à l’hameçon. Et encore, je m’étais borné à lui envoyer un texto.

Notre dialogue écrit ne fit pas long feu. Constatant que j’avais affaire à une femme qui savait ce qu’elle désirait et comment l’obtenir, j’avais renoué avec mon instinct prédateur et lui avait donné rendez-vous pour un verre dans un bistro sur Saint-Laurent où se produisait un combo jazz funk à propos duquel je devais écrire. Oui, il m’arrivait de pouvoir joindre l’utile à l’agréable : quelle poisse !

Juste avant d’aller la retrouver, j’avais été interpellé par des sifflements, des chuintements et des grésillements stridents, semblables aux bruits émis par une radio qui n’arrivait pas à syntoniser une station. Le trio de Mark Cecil Black avait terminé son set avec une version endiablée d’« I Get a Kick Out of You », saluée par les applaudissements nourris d’un public apparemment peu nombreux.

J’avais mis quelques instants pour saisir que ces sonorités insolites émanaient de la chaîne-stéréo. Arrivée en bout de course, plutôt que de retourner automatiquement à son support, la tête de lecture du tourne-disque butait obstinément contre l’étiquette du 33t, reprenant sans répit les quelques sillons qui la ceinturaient. Défaut de fabrication ou message secret en langage codé ? Je n’aurais su le dire et n’avais pas le temps d’y réfléchir…

Vicky m’attendait devant une pinte de bière, juchée sur un tabouret, seule au bar du bistro pour l’heure peu achalandé, plus désirable que jamais dans sa blouse de soie chatoyante, sa jupe moulante, les cheveux dénoués cascadant de part et d’autre de son faciès de divinité nordique. Chaste bise échangée, j’avais pris place à ses côtés. Et en moins de temps qu’il n’en fallait pour crier bebop, nous nous étions mis à bavarder comme de connaissances de longue date. Verres de rousse et tumblers de Macallan valsaient sur le zinc devant nous, mais son parfum aux accents de tilleul m’enivrait quasiment davantage.

— T’as pas besoin de me saouler, tsé, avait-elle plaisanté, une lueur non équivoque dans les yeux.

C’était somme toute une affaire conclue. À défaut d’une collection d’estampes japonaises à lui montrer, j’avais proposé un marathon des meilleurs enregistrements d’Ella, agrémenté de bulles, si elle osait me suivre dans mon antre.

— J’commençais à avoir peur que tu le proposes jamais…

Pour éviter d’avoir à tourner le disque à toutes les vingt minutes ou changer de cd à chaque heure, j’ai opté pour une sélection de mp3 sur mon ordi branché à la chaîne-stéréo : des albums d’Ella, à commencer par son Cole Porter Songbook, suite logique à mon acquisition de l’après-midi. J’avais débouché l’une des bouteilles de Nicolas Feuillate que je garde au frais pour les urgences car c’en était toute une ! Nous avions trinqué, nous avions dansé en heurtant les murs du corridor étroit qui traverse mon appartement, nous nous étions embrassés gauchement et goulûment.

— Je suis tellement petite, à côté de toi.

Je m’étais abstenu de lui répondre qu’à l’horizontale nous serions à la même hauteur, peut-être parce que bientôt nous étions étendus sur mon lit, à tenter de nous dévêtir l’un l’autre. Elle avait mis de la lingerie noouuaarre, elle le prononçait ainsi, avec insistance et sur un ton railleur, s’imaginant me faire rire. De la lingerie noouuarre pour sa date avec le journaliste noouuaar.

Sur la chaîne-stéréo, dans les mots si bien trouvés de Porter, Ella faisait le doux éloge du mystère de la première nuit, in love with the night mysterious, the night when you first were there, tandis que je semais une traînée de baisers de sa bouche à son sexe, à la manière du Petit Poucet avec ses miettes de pain, afin que ma bouche puisse mieux retrouver son chemin de ces lèvres-là aux autres et vice-versa. Entre nous, plus la moindre pudeur, pas même l’hésitation de la première étreinte ; nos mouvements étaient désormais harmonieux, synchro, comme ceux d’un couple de gymnastes aguerris.

Je l’avais prise avec ce mélange de tendresse et de virilité qu’exigeait son corps délicat et robuste.

Nous, les hommes, usons d’un vocabulaire parfois tellement puéril et candide pour exprimer les réalités du sexe et de l’amour. Nous parlons volontiers de prendre, de posséder, alors que nous ne prenons ni ne possédons jamais rien au fond. Les femmes nous accueillent au plus intime d’elles-mêmes, nous gardent dans leur jardin secret ou nous en chassent, selon que nous nous montrions ou pas à la hauteur de l’idée qu’elles s’étaient faite de nous.

Dans la pénombre propice de notre Valhalla privé, Vicky et moi avions parlé et parlé encore, de nos vies, nos joies, nos chagrins, avec une candeur et une impudeur qui ne m’étaient pas coutumières. Les chansons de The Intimate Ella meublaient mon appart, « I Hadn’t Anyone ‘til You », « Misty », « I’m Getting Sentimental Over You », tandis que nous refaisions ce qui sans doute ressemblait à l’amour, jusqu’à ce que petite mort s’ensuive.

Le jour filtrant à travers le voilage de ma fenêtre m’avait révélé l’insolite tatouage sur son omoplate droite, un symbole d’inspiration viking dont le sens m’échappait. À force de caresses, j’étais parvenu à lui faire ouvrir un œil.

— Comment ça s’fait que t’es plus tout nu ? avait-elle marmonné, à peine intelligible, se rendormant avant la fin de sa question coquine.

Contre mon gré, je m’étais éveillé, matinal, pour faire du café et me préparer. Au programme de ma journée, une conférence de presse à l’Hôtel de ville, une entrevue avec le Maire, une réunion au journal. J’aurais préféré qu’on soit samedi, que je puisse prolonger en compagnie de la Valkyrie la suave éternité des dernières heures.

Je lui avais chuchoté qu’elle n’aurait qu’à verrouiller derrière elle au moment de partir, mais que je n’avais pas d’objection si elle choisissait de faire la grasse matinée. Auquel cas, je me ferais un plaisir de la retrouver au lit en début d’après-midi.

J’essayais de me remettre à genoux, mais mon assaillant me labourait les côtes à grands coups de pieds.

— Qui c’est qui t’a dit que tu pouvais te relever, Courage ? À terre, j’ai dit !

Je me suis laissé retomber au sol. À quoi bon ? La douleur résonnait dans toute ma cage thoracique, tel un chant dans une cathédrale.

— J’me répéterai pas, le smatt : le long-jeu, tu l’as jamais entendu ; la fille, tu la connais pas. Pis moé, tu m’as jamais vu. C’tu clair ?

Rien n’était clair, quoique sur un point il n’avait pas tort. Groggy dès son premier coup, privé de mes lunettes, je n’aurais pu dire ce à quoi il ressemblait, encore moins le reconnaître dans un line-up au poste de police. Je crois que la brute avait continué de décliner des menaces, m’expliquant avec force détails ce qui m’arriverait si jamais j’avais la mauvaise idée de ne pas suivre ses conseils ou d’aviser la police, mais bientôt je ne suivais plus, plongeant plutôt dans l’inconscience.

* * *

À mon réveil, nulle trace de mon assaillant. Ni de Vicky, ni du 33t de Mark Cecil Black, d’ailleurs. Même le sac et le coupon caisse avaient disparu. Son numéro avait été effacé de la mémoire de mon cellulaire. Seule la pagaille dans mon salon témoignait des premiers actes du drame incompréhensible qui s’était joué chez moi. Après la nuit dernière de passion et de mystère, the night mysterious when she first was there, je me sentais tel Icare déplumé sombrant dans la mer. J’ai toutefois passé les jours suivants à péniblement remettre en ordre ma discothèque saccagée, et en cueillant du même élan les mille miettes de mon amour-propre éparpillées dans le salon.

Chez le disquaire, quand j’ai voulu m’informer à propos de Vicky, ses collègues et le gérant, que je connaissais bien pourtant, m’ont affirmé ne pas savoir de qui je parlais. À les en croire, aucune petite blonde correspondant à ma description de la Valkyrie n’avait jamais travaillé là. Je voyais bien à leur air apeuré qu’ils me mentaient…

Car je n’ai pas imaginé cette histoire, je vous le jure. J’en veux pour preuve la version numérisée du bootleg de Mark Cecil Black enregistrée automatiquement et à mon insu sur mon ordi via la connexion usb et le logiciel d’acquisition audio. Night and day, je me repasse inlassablement l’intégrale du microsillon, et plus particulièrement la plage cachée faite de ces étranges sifflements et grésille­ments indéchiffrables, convaincu d’éventuellement y trouver sinon la clé du mystère au moins une piste…

Cependant, peut-être la vérité se résume-t-elle au titre du 33t : it was just one of those things…

 

(Nouvelle inédite lue lors de la soirée Gilles Archambault et Stanley Péan: à voix basse présentée le 26 septembre 2016 dans le cadre du Festival international de la littérature.)