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Philip K. Dick : Dans la galerie des miroirs truqués

Dick

S’il faut en croire Jorge Luis Borges, il est d’autant moins facile de distinguer le réalisme du fantastique qu’on ne sait pas très exactement à quel registre appartient en fait ce que nous avons convenu d’appeler «réalité». Décédé dans la fleur de l’âge d’un accident cérébral, Philip Kindred Dick [1928-1982] aura passé le plus clair de sa vie adulte à chercher la réponse à cette question obsédante : «Qu’est-ce que le réel ?».

Négligé, voire oublié dans son pays natal, Dick continue néanmoins d’exercer sur la culture populaire une influence considérable, ainsi qu’en témoignent les œuvres cinématographiques inspirées directement ou indirectement de ses écrits ; qu’on songe à des films comme Blade Runner (tiré de son roman Les androïdes rêvent-ils à des moutons électriques ?), Total Recall (adapté de sa nouvelle «Souvenirs à vendre», t. 2), Screamers (adapté de «Nouveau modèle», t. 1), Minority Report (tiré de la nouvelle du même titre) ou encore à d’autres œuvres sur lesquelles semble planer son ombre (Le Festin nu, Matrix, Existenz, The Thirteenth Floor et même The Truman Show). Si au début du siècle dernier, on qualifiait volontiers nos sociétés surbureaucratisées de kafkaïennes, on utilise désormais volontiers le néologisme «dickien» pour désigner notre monde contemporain où les drogues psychotropes, les réalités virtuelles et autres simulacres menacent de se substituer au réel.

Inspirée à la fois du climat social de l’époque de ses débuts (la «chasse aux sorcières» anticommuniste orchestrée par le sénateur McCarthy, la Guerre froide, etc.), de son existence tourmentée par une sorte de remords originel (Dick s’est toujours senti coupable du décès de sa jumelle Jane Kindred, morte au berceau), des désastres de sa vie conjugale et, rappelons-les sans insister, de ses expériences psychédéliques et mystiques, l’œuvre dickienne s’articule autour des thèmes du faux-semblant, du trompe-l’œil et de la quête métaphysique d’une variété supérieure de réalité. Peuplées d’androïdes qui ignorent leur nature artificielle, de protagonistes qui ne savent plus différencier leurs souvenirs véritables de souvenirs fictifs implantés dans leur mémoire, d’extraterrestres capables d’adopter à volonté l’aspect de leur choix, les histoires de Philip K. Dick utilisent les artifices (le mot est on ne peut mieux choisi) de la science-fiction pour exprimer sa profonde méfiance envers le monde extérieur.

Même dans leur traduction française pas toujours heureuse, les titres de nouvelles de Dick témoignent éloquemment des obsessions de leur créateur : «L’homme-variable», «Derrière la porte», «L’imposteur», «Être humain, c’est…», «Le père truqué», «Si Benny Cemoli n’existait pas», «Étranges souvenirs de mort», etc. Au-delà des conventions imposées par la SF, sous-genre qui à l’époque se cherchait encore une légitimité littéraire, et bien avant les équipées hallucinées d’un Castaneda, Philip K. Dick sème le doute sur la validité même de nos perceptions de l’espace et même du temps, ces fictions commodes pour nos pauvres cerveaux limités. Dans ses «délires divergents» (pour reprendre le titre fort bien trouvé d’une vieille anthologie de ses textes), flotte toujours le sentiment diffus que ça ne tourne pas rond, qu’il y a quelque chose de pourri dans l’empire…

Plus encore que ses contemporains tels Richard Matheson, qui partage sa prédilection pour la paranoïa mais pas son pessimisme ni ses angoisses existentielles, Philip K. Dick s’est efforcé dans ses nouvelles et romans de démonter les rouages cachés de la machine-réalité. Très tôt en carrière, il a su se distinguer de son premier mentor Alfred E. Van Vogt (À la poursuite des Slans, Le monde des Ã) pour élaborer une œuvre éminemment personnelle et, on l’a vu, extrêmement influente. Dès 1965, on voit apparaître ses thématiques récurrentes et cette manière unique de les aborder ; aux dires de la préfacière Hélène Collon, une nouvelle comme «Ce que disent les morts» (t. 2) préfigure déjà les romans Ubik, Les clans de la lune alphane et Glissement de temps sur Mars.

Encore aujourd’hui, l’intelligentsia américaine considère Dick comme un piètre styliste, un tâcheron doublé d’un junkie, dont l’écriture primaire et laborieuse ne saurait en aucun cas justifier son intronisation au temple de la Grande Littérature. En France, au contraire, toute une génération de littéraires qui l’ont lu à l’adolescence et ne s’en sont tout simplement pas remis – notamment son biographe Emmanuel Carrère, préfacier du premier tome, et Maurice G. Dantec, le plus dickien des romanciers français contemporains – voient en lui rien de moins que le Dostoïevski du XXe siècle ! S’il va sans dire qu’on ne confondrait pas sa prose avec celle d’un Michel Tournier, la richesse et la complexité de son imaginaire, la puissance de ses visions font de lui un artiste authentique.

Même s’il est davantage reconnu pour ses romans (Loterie solaire, Le maître du haut château, Ubik et autres classiques de la science-fiction, voire des lettres modernes, Dick a tout au long de sa carrière pratiqué avec un bonheur certain le genre narratif bref. Par son instantanéité, la nouvelle constituait le lieu d’expérimentation idéal pour ses dérapages contrôlés. Il faut féliciter Hélène Collon d’avoir mené à terme ce colossal travail qui impliquait le peaufinage des traductions ; grâce à l’auteure de cette anthologie les futures générations de lecteurs francophones pourront redécouvrir le génial visionnaire qui a su si bien mettre en mots et en intrigues le caractère fabriqué ou programmé de nos expériences dites «réelles». Véritable paraphrase d’une formule consacrée, toute l’œuvre de Philip K. Dick semble nous dire : Doutez, doutez, il en restera toujours quelque chose…