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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Harlan Ellison: glissements de réalité

Je vous avais mis en garde l’été dernier, mais ça vaut la peine de me répéter. Je viens tout juste de terminer Dérapages, la version française du plus récent recueil de nouvelles de Harlan Ellison. Et j’ai encore été littéralement soufflé par ce livre que je connaissais pourtant déjà par cœur. Harlan qui? demandez-vous. Vous voyez bien que j’ai raison de me répéter : manifestement, vous n’avez pas porté suffisamment attention. Du reste, mes proches vous le diront, je ne me lasse jamais de parler de mon mentor, écrivain monumental quoique relativement méconnu dans la francophonie en-dehors du cercle des lecteurs de science-fiction. Diantre! J’ai même des amis qui refusent de me recevoir à souper si je ne me suis pas engagé préalablement par acte notarié à ne pas aborder deux sujets sur lesquels je suis intarissable : la musique de Miles Davis et les fictions de Harlan Ellison.

Récapitulons. Après une éclipse de vingt ans, Ellison a amorcé sa résurgence sur la scène littéraire francophone grâce à l’heureuse initiative de son éditeur et ami Jacques Chambon. En juin dernier, paraissait La machine aux yeux bleus, une anthologie inédite de certaines des plus mémorables nouvelles de l’ex-enfant terrible des littératures américaines de l’imaginaire. Ce best of n’était qu’une manière de hors-d’œuvre, destinée à mettre le lectorat francophone en appétit pour les recueils à venir, puisque Flammarion semble avoir décidé de reprendre l’entreprise laissée en plan par les éditions Humanoïdes associés au début des années 80 : à savoir, répandre la bonne nouvelle ellisonienne à travers toute la francophonie.

L’édition originale Dérapages était le soixante-dixième titre d’Ellison, si l’on compte ses romans, ses essais, ses recueils de récits et les nombreuses anthologies qu’il a dirigées. Ce volume réunit vingt nouvelles d’inspiration variée, qui flirtent avec le fantastique, l’allégorie, le réalisme magique… et la science-fiction, même si l’auteur, qui se réclame de Poe, de Kafka et de Borges, rejette cette étiquette qui lui colle à la peau depuis les années 60. À ces récits en prose s’ajoute le scénario d’un épisode écrit pour le deuxième revival de la série The Twilight Zone à la fin des années 80, une comédie noire sur le thème du pacte diabolique affublée d’un titre savoureux, «Crazy as a Soup Sandwich», auquel la traductrice Hélène Collon n’a hélas pas su trouver de meilleur équivalent qu’«Une sacrée case en moins». Cela dit, mis à part les titres qui n’ont pas toujours l’intrigante fantaisie des originaux, il faut saluer la réussite de Mme Collon dont la tâche n’était pas des plus aisées : poète aux images saisissantes et inattendues, virtuose de la rupture de ton, de la navigation entre les divers registres du langage, Ellison n’est vraiment pas un écrivain facile à traduire, ainsi qu’en témoignaient les abominables versions françaises de deux de ses recueils parus chez Marabout il y a une éternité.

Outre l’écriture souvent flamboyante, à l’occasion plus intéressante que les intrigues, l’unité de Dérapages tient à la récurrence de certains thèmes, exposée avec la verve coutumière dans cette préface impudique où Ellison relate les deux événements qui ont chambardé son existence au moment de l’assemblage du recueil : le tremblement de terre qui secoua la Californie en 1993 et l’infarctus qui faillit l’emporter quelques mois plus tard. Ayant appris à la dure la précarité de l’existence à laquelle on s’accroche tant bien que mal, Ellison a rassemblé ici des textes qui abordent de front ou de biais ces dérapages par lesquels nos vies, nos souvenirs, notre réel nous échappent parfois si on ne porte pas suffisamment attention. Dans «Tout sauf ça, tout sauf toi», un homme se voit accueillir chez lui par un total inconnu qui aurait été chargé par sa femme de voir à ce qu’il s’en aille sans demander son reste et renonce à sa vie d’avant. Dans «Trop jeune pour quitter sa mère», le narrateur consent à ramener la créature avec laquelle il partage sa vie et qui n’est sans doute pas tout à fait humaine dans les cavernes de son Écosse natale où elle voudrait retrouver les siens.

Comme chez Borges, la force des fictions d’Ellison tient davantage de la manière, du point de vue, de l’angle d’attaque que du caractère inédit des arguments. Par exemple, «Un Méphisto en Onyx», la nouvelle centrale du recueil, se présente comme une variation sur une idée de Robert Bloch : Rudy Pairis, un télépathe se voit confier par l’amour secret de sa vie, procureure de la couronne, la mission d’entrer dans l’esprit d’un homme qu’elle a fait condamner pour meurtres en série et dont elle s’est par la suite éprise. En choisissant de faire de Rudy un Noir épris d’une Blanche, Ellison revisite par la bande des thèmes sociaux qu’il avait abordés précédemment dans «Daniel White, pour le bien commun», une nouvelle-clé de son recueil réaliste Gentleman Junkie qui lui avait valu les éloges de Dorothy Parker, alors critique dans Esquire.

Vous me connaissez, je ne suis pas du genre à abuser de cette tribune pour faire mon auto-promotion, mais si jamais j’ai su piquer votre curiosité à propos de Harlan Ellison, je vous invite à lire l’entrevue que m’a récemment accordée le bonhomme et qui vient de paraître en version abrégée dans le numéro courant du trimestriel Le libraire (disponible dans les librairies indépendantes québécoises) et sera reprise en version intégrale dans le numéro de novembre de la revue Solaris. Et surtout, je vous enjoins à courir en librairie mettre la main sur Dérapages. Faites bien attention, je ne me répéterai plus. (Dit-il en croisant les doigts derrière son dos.)