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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Garder la tête haute

Une semaine, déjà, depuis l’annonce de la dévastation de ma ville natale, où je n’ai jamais vécu, mais où je devais séjourner pour la première fois en dix ans. Je n’en finis plus de m’inquiéter pour ces parents, ces amis, ces collègues qui s’y trouvaient, dont on est resté sans nouvelles (trop) longtemps avant d’apprendre s’ils avaient pu ou non se tirer indemnes de cette répétition générale de l’Apocalypse. Les yeux rivés sur la télévision, je n’en finis plus d’assister à ce film-catastrophe, sans cesse ballotté entre l’amertume, l’impuissance et la colère.

La colère, oui, à laquelle il serait légitime de vouloir donner libre cours.

L’ennui, c’est qu’on ne sait plus contre qui, contre quoi se fâcher. Car Haïti n’est pas victime d’une malédiction divine. N’en déplaise à cet insignifiant pontife du néant dénommé Pat Robertson, Haïti n’a pas été punie pour un pacte satanique signé par des esclaves qui refusèrent de plier l’échine en face des armées napoléoniennes. Le 12 janvier 2010, après deux cent six ans d’histoire politique chaotique, l’île a tout simplement été frappée par une catastrophe naturelle, point.

Maigre consolation devant l’ampleur du désastre, j’en conviens. Et je la sais grande, chez celles et ceux qui estiment qu’on cherche à leur donner mauvaise conscience, la tentation de détourner le regard de ces images qui illustrent trop bien la précarité des vies humaines.

La semaine passée, sans que personne ne l’ait incitée à le faire, ma fille de dix ans a passé le plus clair de ses loisirs à consulter sur le Web les listes de survivants ou de disparus, en quête des noms de ces lointains cousins et cousines qu’elle ne connaît ni d’Ève ni d’Adam. De son côté, exaspéré par l’agitation des grands autour d’enjeux qu’il ne saisit pas tout à fait, mon fils de cinq ans m’a fait cette remarque pleine de candeur: «Tu sais, papa, à Teletoon, il y a des dessins animés, des annonces, mais on ne parle jamais de tremblements de terre.»

Je comprends son ras-le-bol d’enfant, que partagent des adultes qui estiment qu’«on a assez donné aux nègres d’Haïti, au Tiers-Monde en général; qu’ils se débrouillent avec leurs troubles!»

Malgré ça, je m’accroche à mon idéal de solidarité. Kenbe, pa lage. Quand bien même il y aurait d’inévitables cafouillages dans la distribution des vivres et des soins issus de l’aide internationale, quand bien même il y aurait du pillage, des échauffourées, des problèmes, on ne peut rester les bras croisés à ne rien faire. Au contraire des cyniques bouffeurs d’espoir, et plutôt à l’instar de ces bénévoles du Québec qui ont investi du temps, des efforts, de l’argent dans un admirable élan de fraternité pour les Haïtiennes et Haïtiens, je m’accroche et mets la main à la pâte, l’épaule à la roue.

Et, à défaut de prier, moi qui depuis longtemps ne crois plus en une instance supérieure à ce monde, je récite tout bas ces vers d’Anthony Phelps:

Nous n’avons plus de bouche pour parler
nous portons les malheurs du monde
et les oiseaux ont fui notre odeur de cadavre
Le jour n’a plus sa transparence et ressemble à la nuit
Tous les fruits ont coulé nous les avons montrés du doigt
Qui ose rire dans le noir?

Nous n’avons plus de bouche pour parler
car le clavier des maîtres mots des Pères de la Patrie
au grenier du passé se désaccorde abandonné

Ô mon Pays si triste est la saison
qu’il est venu le temps de se parler par signes

Oui, je m’accroche. Et je garde la tête haute.

Montréal, le 19 janvier 2010