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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

La lumière de la poésie

«Un jour, j’aurai dit oui à ma naissance,» prophétisait Gaston Miron dans un de ses plus célèbres vers, qui trouva écho dans la vie et l’œuvre de Bruno Roy, mon ami, mon président et mon mentor qui nous a quittés en janvier dernier. Pour Bruno Roy, qui fut mon prédécesseur à la tête de notre association professionnelle, l’écriture ne fut jamais une fuite, un refuge, un lieu de facilité où le jeune orphelin injustement institutionnalisé qu’il fut aurait cherché à oublier son réel asphyxiant. Dans son essai Écrire : consigner ma naissance, Bruno Roy affirmait au contraire qu’il écrivait davantage « pour affronter, pour confronter, pour vérifier, pour affirmer : sans cesse et toujours » et en mémoire de qui je vous demanderais une minute de silence.

Que vous soyez d’ici ou de l’étranger, si vous fréquentez assidûment le Festival international de poésie de Trois-Rivières, vous n’êtes pas sûrement sans savoir que Bruno Roy aimait beaucoup cette manifestation — le «festival à Gaston», comme il l’appelait — à laquelle il assistait parfois sans y être formellement invité à titre de poète. Au moment de la passation des pouvoirs de lui à moi il y a six ans, il avait beaucoup insisté pour que je perpétue cette tradition qu’il avait sinon instaurée au moins honorée : celle de vous offrir au nom de l’Union des écrivaines et des écrivains québécois ce verre de l’amitié dans la haute fraternité du poème.

Car c’est de cela qu’il s’agit ici, dans cette célébration de la parole poétique et des poètes : de fraternité et de partage, entre gens de lettres bien entendu mais d’abord et avant tout avec les amateurs de poésie, avec le grand public, à l’oreille de qui, dans l’imaginaire de qui le Verbe prend tout son sens, toute son essence. Tous les automnes depuis un quart de siècle, Trois-Rivières réaffirme son statut de capitale mondiale de la poésie, de lieu où la poésie s’instaure comme un monde capital en soi.

Au surlendemain de l’attribution du Prix Nobel de littérature à Mario Vargas Llosa, je repense à cette entrevue accordée par l’écrivain péruvien au Monde de l’éducation où il déclarait sans ambages qu’«on n’apprend pas à dominer le monde à travers la biologie ou les mathématiques, mais en lisant les poètes, les romanciers, les dramaturges, les essayistes.» J’ajouterai qu’on n’apprend pas à regarder le monde sous une lumière plus vraie, plus crue, plus fondamentale que celle qui émane de la poésie qui nous réunit ici chaque automne.

Pour une sixième année consécutive, il me fait plaisir en tant que président de l’UNEQ de trinquer avec vous même s’il s’agit de la dernière année où je le ferai. En effet, statuts et règlements de l’association obligent, je céderai mon poste à mon successeur en décembre prochain, ainsi que Bruno Roy me l’avait cédé en 2004. Les présidents passent, les hommes meurent, mais la poésie demeure et c’est ce qui importe.

Bruno Roy avait la littérature en général et la poésie en particulier en haute estime et savait la valeur des mots et des vers. Sans doute s’indignerait-il comme vous et moi à l’idée de la voir ravalée dans nos institutions scolaires canadiennes à un statut de simple contenu dont le système peut disposer à sa guise, sans égard au droit d’auteur et à la propriété intellectuelle. Sans doute mon ami et mentor s’insurgerait comme vous et moi à l’idée que le gouvernement conservateur de Stephen Harper, qui depuis son accession au pouvoir à Ottawa n’a cessé de multiplier les marques de mépris à l’égard des créatrices et créateurs de ce pays, rende légitime la spoliation des droits et acquits des poètes de disposer comme bon leur semble de leurs œuvres sous le fallacieux et injustifiable prétexte de l’exception pédagogique.  Sans doute vous inciterait-il comme moi à manifester dans l’Agora notre mécontentement, notre refus de nous voir passer dans le domaine public de notre vivant via cette réforme éhontée de la loi canadienne sur le droit d’auteur qui fera de l’État un voyou pirate sans vergogne et contribuera à sédimenter dans l’esprit de nos jeunes l’idée que la poésie, que toute la littérature est un réservoir de textes sans aucune valeur réelle où l’on peut puiser impunément.

Au cours du même entretien que je citais tout à l’heure, Mario Vargas Llosa déclarait également que «si nous ne voulons pas être une société de moutons domesticables et manipulables par toutes les formes de pouvoir, y compris celui de la science, il faut défendre la littérature.» Je surenchérirais en vous enjoignant tous et toutes, collègues, amis et amoureux des belles lettres, à refuser le bâillon, à faire front commun pour protéger nos acquis, à communier à l’année longue comme durant cette quinzaine automnale en Mauricie dans la haute fraternité du poème. Comme disait Marc Favreau, le clown poète qui faisait carrière sous le nom de Sol, dans ce bon mot que j’aime bien citer quand l’occasion s’y prête : «si tous les poètes se donnaient la main, ils toucheraient des doigts d’auteurs.»

Sur ce, santé à vous tous et toutes. Longue vie au Festival, longue vie aux poètes et à la poésie!