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Harlan Ellison: l’homme qui criait «amour» au coeur du monde

Harlan Ellison

Pour les fans de science-fiction, Harlan Ellison compte parmi les piliers de l’évolution du genre, tant pour ses nouvelles, ses scénarios et ses essais critiques que pour son anthologie Dangereuses visions. Et ce, même si le principal intéressé rejette résolument le label SF abusivement accolé à l’ensemble de son œuvre. Après La machine aux yeux bleus, la rétrospective parue ce printemps, Ellison publie Dérapages, mettant fin à une absence de vingt ans de la scène littéraire francophone.

Depuis vingt ans, les lecteurs francophones d’Ellison n’avaient rien eu à se mettre sous la dent en dehors d’une couple de nouvelles publiées ça et là et du scénario (hélas non produit) tiré de I, Robot d’Isaac Asimov. L’homme ne s’était pourtant pas retiré au Tibet. Entre 1981 et aujourd’hui, il a publié huit bouquins et œuvré comme conseiller à la scénarisation de deux séries cultes (le revival de The Twilight Zone puis Babylon 5). Et puis, il a continué d’amasser des prix: un quatrième Writers’ Guild Award, un Edgar de la Mystery Writers of America, le World Fantasy Award, le Silver Pen du Club Pen International, le Bram Stoker Award et j’en passe. Au cours de ces deux décennies, seuls un tremblement de terre et un regrettable infarctus l’ont obligé à ralentir un tant soit peu sa cadence d’enfer, ainsi qu’il l’explique dans l’impudique préface de Dérapages.

Pendant ce temps, sur la scène francophone, rien ou si peu depuis l’offensive Ellison lancée par Les Humanoïdes Associés, cinq titres publiés coup sur coup à la fin des années 70. Comment expliquer ce silence radio? «Pas la moindre idée, avoue candidement l’ex-enfant terrible de la speculative-fiction. Mes bouquins s’envolaient littéralement des étalages. Les Humanoïdes m’avaient invité en France pour les promouvoir. Dans les librairies, il y avait ces affiches qui disaient Lisez Harlan Ellison, l’écrivain-mitrailleur – le slogan me plaisait, très Dashiell Hammett, très James M. Cain, très Jim Thompson. Et on m’a reçu comme un prince. Puis du jour au lendemain, ils ont cessé d’acquérir des droits de traduction et je n’ai plus eu de nouvelles d’eux.»

Cette éclipse a été d’autant plus déplorable que les éditions des Humanoïdes Associés, remarquables tant par le coup d’œil (couvertures de Bilal, Moebius, etc.) que par la qualité des traductions, vengeaient l’outrage des recueils abominablement traduits parus auparavant chez Marabout. De plus, ils témoignaient bien de la diversité de son inspiration: un récit sur la délinquance juvénile (Les Barons de Brooklyn), des nouvelles écrites en collaboration avec ses plus illustres amis et contemporains (La chanson du zombie), d’autres textes de SF, de fantastique et d’épouvante (Hitler peignait des roses et La bête qui criait “amour” au cœur du monde) et enfin des nouvelles noires qui lui avaient valu tôt en carrière les éloges de Dorothy Parker (Gentleman Junkie).

À lire Ellison, on comprend qu’il s’insurge d’être libellé écrivain de SF, lui dont les champs d’intérêt sont plus vastes. «Il est vrai que j’ai fréquenté le milieu de la SF, que j’ai écrit de la SF, mais j’ai aussi écrit du western, de la romance, du roman noir, etc. Très tôt, j’ai compris que je n’étais pas un vrai écrivain de SF. En gros, la science me dépasse. Quand j’écrivais de la SF, je m’arrêtais constamment pour me dire que ça n’allait pas, qu’il me fallait une explication plausible et j’appelais Asimov ou Ben Bova à tout bout de champ pour vérifier les aspects scientifiques de mon intrigue. Là, ils me disaient des trucs comme: “ce qu’il te faut, c’est une bactérie anaérobique” ou je ne sais quoi et ils devaient même m’épeler les termes. […] Au fond, mes histoires s’apparentent davantage à celles de mes trois plus grandes idoles littéraires: Poe, Kafka et Borges. Prenez “Je n’ai pas de bouche et il faut que je crie”; on peut la lire comme une allégorie athée d’un monde livré aux caprices d’un dieu dément davantage qu’une histoire d’ordinateur omnipotent. “L’oiseau de mort” n’a rien d’un texte de SF, c’est une relecture de la Genèse du point de vue du Serpent. “Jeffty a cinq ans” (in La machine…) relève du fantastique. “Le dernier jour” (ibid.) propose une relecture des archétypes jungiens de la double personnalité, le récit d’un affrontement entre responsabilité et irresponsabilité et non pas un combat entre le Bien et le Mal. Ce qui m’intéresse, comme écrivain, c’est la condition humaine. Pour reprendre les termes de Faulkner dans son discours d’acceptation du prix Nobel, le seul sujet qui vaille qu’on souffre les affres et l’angoisse de l’écriture, c’est l’étude du cœur humain en conflit avec lui-même. Et c’est ce sujet qui est au centre de toutes mes histoires, vu à travers le prisme déformant du fantastique.»

Pour illustrer ceci, Ellison évoque le cas de Kitty Genovese, violée et assassinée sous le regard de 38 new-yorkais qui ne levèrent pas le petit doigt pour lui venir en aide, un fait divers sordide qui lui inspira une de ses plus célèbres nouvelles, “La complainte des chiens battus” (ibid.). «J’ai été tellement révolté, abasourdi par l’inhumanité de ces gens, qui n’étaient pas en danger, qui auraient pu la sauver simplement en appelant la police. Pendant des années, je n’ai pu m’expliquer ce manque total de compassion. En fait, une manière d’explication de ce comportement m’est venue tandis que j’écrivais cette histoire. Paradoxalement, les habitants des grandes villes, paquetés comme des rats de laboratoire dans leurs tours, finissent par s’endurcir et s’insensibiliser à la violence autour d’eux. Ils acceptent l’idée qu’ils se feront probablement cambrioler, acceptent un niveau de brutalité qui dans tout autre contexte serait inacceptable. Sur un plan métaphysique, ils ont assimilé l’idée que dans une telle situation, on peut être soit un adorateur du dieu de la violence qui souscrit aux règles de cet univers, soit la victime de ce dieu. De là, il ne me restait plus qu’un pas à faire dans ma nouvelle pour représenter ce dieu dément.»

Il est vrai que la teneur en violence de l’œuvre d’Ellison, à laquelle son nom reste associé à cause de certains classiques inoubliables, s’est amoindrie au fil des ans. Pourtant, les recensions critiques de La machine aux yeux bleus le présentent encore comme un auteur difficile, lugubre et déprimant. Et lui, se perçoit-il comme un pessimiste ou un optimiste? «Ça dépend de l’heure. Je pense à deux citations merveilleuses: d’abord, Bertold Brecht disait que celui qui rit n’a simplement pas entendu la mauvaise nouvelle. Et Anatole France disait qu’à voir l’état du monde, on n’a pas le choix d’être un pessimiste pragmatique. Je m’accroche du mieux que je peux à l’optimisme et tant pis si cela fait de moi un cyclothymique ou un maniaco-dépressif. Mais j’écoute les informations tous les matins, j’écoute le récit du traitement horrible qu’infligent les humains à leurs semblables. Et quand j’essaie d’appréhender ces horreurs, j’ai l’impression d’être prisonnier d’un gouffre ténébreux où je tourne sur moi-même en cherchant la lumière. […] Comment ne pas déprimer? Comment ne pas devenir un écrivain noir, lugubre? Si je n’exorcisais pas ces hantises par la fiction, si je les gardais en moi, je finirais par exploser comme M. Creosote dans Le sens de la vie des Monty Python. En un sens, l’écriture est une forme de thérapie pour moi mais j’ose espérer que, si noires soient-elles, mes nouvelles permettent à d’autres de mieux supporter le monde.»

Entrevue parue initialement dans les pages du Libraire (automne 2001)