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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Avant de vous dire adieu

aux archives restées froides
nous sommes dérisoires
malgré notre désarroi
 
qu’en est-il pour nous
du vertige d’exister?
 
Bruno Roy,
Les Racines de l’ombre

Estimés collègues, 
 
Il y a aujourd’hui six ans jour pour jour, vous m’avez élu pour succéder à mon ami le regretté Bruno Roy à la tête de notre association. Le défi était grand, énorme, d’autant plus que pour avoir présidé aux destinées de l’UNEQ pendant deux séries de mandats consécutifs, cinq entre 1987 et 1996 puis deux autres entre 2000 et 2004, Bruno Roy avait pour ainsi dire placé la barre très haut.

J’arrive cet après-midi au terme d’un règne de six ans, avec une fierté bien discrète pour les modestes réalisations des conseils d’administration que j’ai dirigés, pour nos victoires trop peu nombreuses – et avec hélas beaucoup d’insatisfactions. Croyez-moi quand je vous dis que j’aurais préféré me présenter devant vous avec un bilan plus positif, mais la dernière année a été particulièrement sombre et éprouvante pour moi, tant sur le plan professionnel que personnel, alors ne m’en tenez pas rigueur si je n’ai guère l’envie de pavaner.  En donnant le ton à 2010, le décès de Bruno Roy le 6 janvier, la première de ces petites fins du monde qui ont ponctué mes onze derniers mois, me l’interdit formellement.

Aussi, avant de débuter ce dernier rapport présidentiel, j’aimerais que nous puissions dédier une minute de silence à la mémoire des consœurs et des confrères qui nous ont quittés cette année, Bruno Roy bien évidemment mais également Georges Anglade, Pierre Vadeboncoeur, Françoise Lepage, Madeleine Ferron, Robert J. Mailhot, Marcel Bélanger, Michèle Causse, Michel David, Bertrand Vac, Michèle de Laplante et Jacques Brossard.

* * *

Lors de mon allocution annuelle sur l’«état de l’Union» en 2007, j’évoquais cette allégorie de l’occupation nazie chantée autrefois par Serge Reggiani (Les loups sont entrés dans Paris) et je vous confiais du même souffle ma crainte que les méchants loups d’autrefois, ces champions de l’obscurantisme anti-intellectuel et anti-culturel, aient aujourd’hui simplement dissimulé leurs  attributs de fauves sous des habits trois pièces rassurants, qu’ils aient changé leurs grognements et leurs hurlements pour le discours du gros bon sens qui fait de l’économie la seule valeur, la nouvelle religion – et des nourritures de l’esprit, des arts et des lettres, de simples biens de consommation insignifiants et périssables.

Vous le savez autant que moi, nous n’avons cessé d’en parler depuis un bon moment : l’ensemble du milieu de créatrices et créateurs de ce pays termine l’année avec une épée de Damoclès au-dessus de leurs têtes : en l’occurrence, le projet C-32 de réforme de la loi canadienne sur le droit d’auteur. Comme je l’écrivais récemment, en ce qui a trait à ses politiques à l’égard des arts et des lettres, le gouvernement conservateur de Stephen Harper a fait montre au fil de ses deux mandats d’une cohérence, d’une constance dignes d’être soulignées, même si nul d’entre nous n’oserait les qualifier d’admirables.

Non contents d’avoir multiplié les attentats contre la santé culturelle et intellectuelle de ce pays, sous le regard parfois complaisant d’une opposition molle essentiellement guidée par des considérations électoralistes, nos amis conservateurs ont déposé cette année leur projet de «modernisation» de la loi canadienne sur le droit d’auteur, ce projet infâme que nous redoutions à juste titre depuis des années et qui s’est révélé aussi dommageable pour nous que nous l’anticipions. Je ne vois pas l’utilité de m’appesantir ici indûment sur la nature de ces dommages, qui vous ont été détaillés lors de l’assemblée générale extraordinaire de septembre dernier.

Parlons peu, mais parlons bien : avec C-32, le gouvernement canadien affiche sa volonté explicite de brader la notion de propriété intellectuelle pour des économies de bout de chandelle, au mépris des créatrices et créateurs du Canada ainsi que de leurs diffuseurs, traités au mieux comme des quantités négligeables, au pire comme de la vermine nuisible. Avec ce projet de loi décrié au pays comme à l’étranger, les Conservateurs entendent faire passer nos œuvres dans le domaine public de notre vivant, à coup de concepts fumeux comme l’usage équitable et l’«exception pédagogique», des concepts que jamais on n’oserait appliquer dans des domaines comme celui de ces fameuses nouvelles technologies qui ont inspirés ces abus.

Si vous suivez l’actualité, vous savez que l’Union des artistes a organisé cette semaine un point de presse à Montréal suivi d’une visite sur la colline parlementaire à laquelle ont pris part des auteurs-compositeurs-interprètes également touchés par ce projet de loi immoral. J’étais aux côtés de nos consœurs et confrères du domaine de la chanson ce mardi à Montréal, et quelques membres de l’Union se sont joints à eux à Ottawa pour exprimer clairement le refus des créatrices et créateurs de voir le gouvernement légaliser la spoliation de leurs acquis.

D’ici quelques jours, le comité chargé de l’étude de ce projet de loi recevra les mémoires des intervenants des milieux de la culture, de l’éducation, de l’industrie et de la société civile. L’UNEQ a bien entendu l’intention de déposer un mémoire et de prendre la parole devant nos élus du fédéral dans ce débat. Ne nous leurrons cependant pas; malgré l’appui bienvenu des ministres de l’Éducation, du Loisir et des Sports ET de la Culture, des Communications et de la Condition féminine du Québec, nos adversaires – qui comptent parmi leurs rangs les ministres de l’Éducation des neuf autres provinces – sont nombreux et influents dans la capitale canadienne livrée aux loups.

Certes, leur nombre et leur influence ne leur donne pas raison. Et c’est pourquoi nous nous entêterons à leur répéter, conformément à la position commune adoptée avec nos collègues de la Writers Union of Canada, que les créatrices et créateurs de ce soi-disant plus-meilleur-pays-au-monde n’accepteront de céder gratuitement le fruit de leur labeur dans un contexte scolaire que le jour où l’ensemble des personnes œuvrant dans des écoles canadiennes – des membres de la direction aux concierges en passant par les professeurs –, acceptera en échange de pratiquer son métier sans aucune rémunération. Ainsi que je l’ai clamé sur d’autres tribunes, à cette condition et à cette condition seul pourrait-on parler d’équité pour justifier ce qui n’est au fond que l’institutionnalisation d’une forme de vol et de viol par un État voyou.

Oui, ils sont nombreux, les loups, dans la Cité avec un grand C, et pas juste dans la capitale canadienne. À droite surtout mais parfois aussi à gauche, les bonzes de l’obscurantisme sournois, puissants et omniprésents, poursuivent leur œuvre de sape de la pensée et du rêve. Avec la complicité de leurs porte-voix médiatiques cyniques, incultes ou les deux, ils tiennent le haut du pavé et, plus que jamais, n’hésitent pas à travestir en raison commune ou en «lucidité» leurs velléités mesquines de contrôle des esprits, au nom du tout à l’économie. Et la lutte pénible que nous leur avons livrée jusqu’à ce jour, que nous devons continuer sans répit de leur livrer avec nos modestes moyens, est une lutte constante, épuisante et parfois un brin désespérante. Parce qu’elle est toujours à recommencer et qu’au contraire de mon mentor Albert Camus j’ai parfois peine à m’imaginer Sisyphe heureux.

Pourtant, il arrive que nous voyions poindre brièvement une faible lueur au bout du tunnel dans lequel nous cheminons en quête d’une issue aux ténèbres ambiantes. Par exemple, dans le différends qui nous a opposés l’automne dernier à la Commission scolaire de Montréal à propos de l’obligation imposée aux artistes inscrits au programme de visites scolaires «La culture à l’école» de montrer patte blanche en fournissant au coût de 80$ une attestation certifiant qu’ils n’ont pas d’antécédents criminels avant d’être admis dans une école, nous avons pu en arriver à un terrain d’entente, ainsi que nous vous l’avons fait savoir au printemps.

En effet, après discussions avec la présidente de la Commission scolaire de Montréal, Mme Diane de Courcy, et la directrice générale adjointe, Mme Lucie Lalande, notre directeur général Pierre Lavoie et moi-même avons pu convenir d’un accord, d’un compromis honorable, officialisé par Mme Courcy dans sa lettre du 21 juin dernier, dont je vous cite cet extrait :

« Conformément à ce que nous avons convenu alors, nous majorerons les honoraires versés aux écrivaines et aux écrivains afin de compenser le coût de la vérification des antécédents judiciaires que ceux-ci doivent assumer.
 
Nous vous rappelons que la vérification des antécédents judiciaires par un corps de police n’est nécessaire que pour les personnes qui interagissent directement avec les élèves mineurs (élaboration d’un conte auprès d’équipes d’enfants, préparation d’une pièce de théâtre, ateliers de musique, etc.) et qu’elle n’est exigée qu’une seule fois, soit avant l’entrée en fonction à la CSDM. […]»

Comme je l’ai dit précédemment, nos victoires sont modestes et rares en ces temps difficiles; aussi faut-il accueillir chaque bonne nouvelle comme une promesse de lendemains meilleurs.

Je le répète avec cette candeur qui me va si mal, en sachant bien que le sort du programme «La culture à l’école» n’a cessé d’inquiéter celles et ceux d’entre vous qui en tirent un revenu d’appoint non négligeable. Créé au printemps 2004 par le ministère de la Culture et des Communications (MCCQ) et le ministère de l’Éducation (MÉQ), ce programme offert aux écoles primaires et secondaires publiques du Québec ainsi qu’aux écoles privées a permis à des milliers d’élèves sur tout le territoire de lire et de rencontrer leurs écrivaines et écrivains fétiches dans un cadre académique. Mais si la demande et l’offre n’ont cessé d’augmenter de manière exponentielle, les fonds pour l’achat de vos livres gracieusement offerts aux écoles n’ont pas été majorés conséquemment.

Avec pour résultat qu’au printemps dernier, une décision devait être prise et elle l’a été, même si elle n’a pas forcément réjoui tous les partis concernés : depuis septembre, l’UNEQ ne gère plus l’expédition de vos livres dans les écoles, qui devront désormais procéder elles-mêmes aux achats de livres en utilisant cependant toujours les titres inscrits au répertoire du programme. Le MCCCF maintiendra son investissement annuel, qui s’ajoute au budget d’un million de dollars dédié au programme «La culture à l’école», histoire de donner une plus grande flexibilité aux institutions scolaires pour effectuer lesdits achats d’une part; d’autre part, histoire de respecter la Loi sur le développement des entreprises québécoises dans le domaine du livre (L.R.Q., c. D-8.1) et ses règlements, les établissements scolaires devront se procurer les ouvrages des écrivains invités chez un libraire agréé de leur région. Ce nouveau modus operandi permettra au ministère d’économiser les frais d’administration liés à l’achat et à l’expédition de livres par un tiers. Mais l’Union contribuera toujours comité de sélection des écrivains pour le répertoire, son secrétariat restera également le point de chute des demandes de modifications mineures aux fiches des écrivains et répondra à toutes les questions des écrivains et des écoles au sujet du programme.

En ces temps lugubres pour la culture et ses artisans, les victoires même modestes et les bonnes nouvelles sont donc rares, ayons le courage de le reconnaître. Mais avec à l’esprit la nécessité de ne pas se laisser abattre, l’UNEQ a poursuivi cette année encore ses entreprises conjointes avec divers partenaires du monde du savoir dans le but d’accroître la visibilité de notre littérature et de celles et ceux qui la font, de réaffirmer notre place essentielle dans la Cité. À ce chapitre, je pourrais énumérer tous ces programmes à la gestion desquels nous participons activement bon an mal an et dont vous trouverez le détail dans le Rapport annuel de l’Union qui vous sera acheminé, des «Tournées rencontres» financées par le Conseil des Arts du Canada aux programmes «Parlez-moi d’une langue!» et «Writers in Cegep», sans oublier les activités d’animation co-pilotées avec les universités montréalaises, les divers ateliers de formation et perfectionnement et autres événements publics qui vous ont été proposés au fil de l’année.

Le refus de baisser les bras et d’accepter docilement la place de laissés-pour-compte qu’on voudrait nous assigner a également guidé l’UNEQ lors de ses interventions dans les discussions à n’en plus finir autour des lois S-32.1 et S-32.01, visant l’obtention de meilleures conditions socioéconomiques pour les créatrices et créateurs, dont les écrivaines et écrivains. Hélas, ainsi qu’en témoigne éloquemment le rapport de la Commission L’Allier mandatée par la ministre Christine St-Pierre à l’automne 2009 pour piloter « une démarche de réflexion avec les associations concernées par la Loi sur le statut professionnel et les conditions d’engagement des artistes de la scène, du disque et du cinéma (L.R.Q., c S-32.1) et la Loi sur le statut professionnel des artistes des arts visuels, des métiers d’art et de la littérature et sur leurs contrats avec les diffuseurs (L.R.Q., c S-32.01)», l’exercice a surtout donné à nos éditeurs – qui sont pourtant nos partenaires essentiels dans la constitution de la notre littérature – une nouvelle occasion de démontrer toute la mauvaise foi dont ils peuvent être capables dès qu’il est question d’une entente collective avec nous, alors que sans nos œuvres leurs entreprises n’existeraient même pas. Échec et perte de temps, donc, alors qu’on nous avait promis une solution au terme du processus…

* * *

Il y a aujourd’hui six ans jour pour jour, vous m’avez majoritairement choisi comme président de l’UNEQ. À deux reprises par la suite, en 2006 et en 2008, vous avez renouvelé votre confiance en moi en m’élisant par acclamation. Au moment de quitter ce poste, j’aimerais vous remercier pour ce privilège que vous avez fait mien en espérant humblement que j’ai su me montrer à la hauteur de vos attentes.

En six ans, j’ai entendu les détracteurs de l’UNEQ et mes détracteurs personnels reprocher à notre association ou à son président d’être trop ceci, pas assez cela. J’ai entendu les plus jeunes critiquer la mainmise d’une certaine génération sur nos orientations idéologiques et nos combats d’arrière-garde, et les plus vieux reprocher au c.a. son supposé désengagement sur certaines questions. À ces mécontents qui prennent plaisir à vilipender l’Union pour n’être pas le fidèle reflet de leurs préoccupations, je veux juste rappeler cette simple leçon de démocratie : l’association s’est donnée des règles claires. Si vous désirez voir l’UNEQ changer, il faut vous y engager, il faut vous y faire entendre par les voies prescrites par nos statuts et règlements. Il faut vous retrousser les manches et mettre la main à la pâte, l’épaule à la roue en sachant pertinemment que la route est toujours plus ardue, plus longue qu’elle ne le paraît.

En terminant, j’aimerais que vous gardiez à l’esprit que je n’ai pas brigué ce poste en 2004 pour mousser ma carrière, m’accaparer les feux de la rampe ou gagner ce ciel auquel je ne crois de toute façon pas. L’exemple de mes prédécesseurs, dont le valeureux Bruno Roy au premier chef, m’avait de toute façon instruit sur ce qu’il en était exactement de cette manière de sacerdoce que constitue la prési­dence de notre association. Honnêtement, si vous me permettez cette confidence, je l’ai fait pour rembourser symboliquement à Bruno, mon ami, mon président, ainsi qu’à l’UNEQ ce que j’estimais leur devoir en tant qu’écrivain qui avait comme nous tous bénéficié des gains collectifs obtenus par ses aînés au terme de chaudes luttes. J’ai présidé l’UNEQ par esprit de solidarité à votre égard à toutes et tous.

Et sachant ma successeure Danielle Simpson consciente du sens du devoir et de l’abnégation qu’exige l’exercice de cette fonction, je me retire avec la certitude que l’avenir de l’UNEQ restera entre de bonnes mains.

Stanley Péan, désormais ex-président de l’UNEQ