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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Zombi, quel ténébreux chant entonnes-tu?

(En guise d’apostille au roman Zombi Blues)

Au tout début, longtemps avant d’entreprendre l’écriture de Zombi Blues, j’ai eu en tête une image obsédante, empruntée à une nouvelle de mon mentor Harlan Ellison : celle d’un trompettiste de jazz, qui se tient debout devant une tombe fraîchement comblée, la nuit, et joue un blues triste à fendre l’âme, un blues adressé à la personne récemment enterrée.

J’avais lu cette nouvelle d’Ellison («Paulie Charmed the Sleeping Lady», dans le recueil Approaching Oblivion) plusieurs années auparavant, mais l’image était restée dans ma mémoire et s’était amalgamée à d’autres histoires de jazzmen signées par quelques uns de mes écrivains-fétiche (notamment «The Truth» et «Memory of a Muted Trumpet» dans Gentleman Junkie d’Ellison, «The Black Country» de Charles Beaumont, et j’en passe). Cette image du trompettiste cherchant à arracher une défunte au royaume des morts par la seule force du chant de sa trompette, mettant la disparue au défi de le suivre hors de la vallée des ténèbres et dans la lumière, cette image-là dominait toutes les autres emmagasinées dans le laboratoire de mon esprit d’écrivain de fiction. Si bien qu’il n’était pas rare, à l’époque, que le chant nocturne et poignant de cette trompette imaginaire m’éveille au beau milieu de la nuit.

J’étais littéralement hanté par cette image.

Mais je n’avais pas la moindre idée de ce que je pourrais en faire.

Je n’avais pas l’ombre d’une intrigue, pas la moindre idée de récit ou de roman auquel cette scène pourrait s’intégrer.

À l’époque, je travaillais sur un autre projet romanesque, qui devait porter ce titre : Zombi Blues. Dans la foulée de la «Chronique d’un faux-amour» de Jacques Stephen Alexis (dans le recueil Romancero aux étoiles) et du roman Hadriana dans tous mes rêves de René Depestre, qui tous deux reprenaient le motif, récurrent dans le folklore haïtien, de la mariée zombifiée le jour de ses noces, et inspiré par le cas de cet authentique zombi dézombifié qui avait défrayé la manchette, je voulais raconter l’histoire d’un homme qui cherche à reconquérir sa mémoire et son humanité perdues après avoir été réduit pendant des années à l’état d’esclave zombi dans une plantation sucrière de la République dominicaine. Ramené dans un institut de la Rive-Sud de Montréal par une équipe haïtiano-québécoise de spécialistes en psychiatrie, mon héros ne tarderait pas à s’enfuir vers les rues de la métropole pour une vivre une existence clandestine d’outsider amnésique mais se retrouverait vite aux prises avec un gang haïtien du Nord de l’île dirigé par un ex-sbire du régime duvaliériste en qui il croirait reconnaître le sorcier vodou qui lui avait dérobé son âme.

Ce n’était certes pas la première fois que j’allais utiliser en fiction les thèmes du zombi et de la zombification, fort courant en fantastique, et qui était au cœur de mes travaux de recherche en littérature à l’université Laval. J’avais précédemment publié en revue ou en recueil quelques nouvelles où apparaissaient des personnages morts-vivants, dont ces deux hommages à Richard Matheson intitulés respectivement «Septième anniversaire» (reprise dans Noirs désirs) et surtout «Ban mwen yon ti-bo» (dans La plage des songes). Cette dernière nouvelle met en scène un Haïtiano-Montréalais éveillé en pleine nuit par la conviction que sa femme qui dort paisiblement à ses côtés est morte et enterrée depuis plusieurs années, qu’il partage donc son existence avec un cadavre ambulant. Dans ce roman de la dézombification que j’avais débuté, je ne comptais toutefois pas recourir encore une fois aux poudres et fumées de la littérature d’épouvante; j’entendais procéder de manière plus réaliste et aborder la zombification en tant que métaphore de tout ce qui nous déshumanise.

Je n’ai jamais mené à terme ce premier Zombi Blues, même si de nombreux éléments de ce roman inachevé ont été pour ainsi dire cannibalisés dans plusieurs de mes œuvres, notamment cet autre livre qui a fini par hériter du titre Zombi Blues.

Je ne pourrais pas dire exactement à quel moment l’intrigue de ce Zombi Blues-là, celui publié par la courte échelle en 1996 et qui a connu deux éditions en format de poche depuis, m’est venue. Il est cependant clair dans mon esprit que ce roman reprend des motifs déjà présents dans mon premier roman pour adultes, Le Tumulte de mon sang, de même que dans deux romans destinés aux jeunes lecteurs que j’avais publiés entretemps (L’Emprise de la nuit et La Mémoire ensanglantée). Dans tous ces livres, il est d’une part question de métissage culturel; et, d’autre part, de l’héritage de violence institutionnalisée léguée par l’Histoire politique haïtienne à tous les enfants comme moi originaires de mon pays natal ou nés de parents issus de l’ex-perle des Antilles. Récurrents dans tous mes premiers bouquins, ces thèmes allaient former la base même de ce nouveau livre qui débuterait avec l’obsédante scène du trompettiste dans le cimetière.

Au fil de l’automne 1993, alors que je travaillais au peaufinage de La Mémoire ensanglantée (lancé au printemps de 1994), j’accumulais les notes sur le nouveau Zombi Blues qui allait mettre en scène ce jazzman fictif qui avait alors fait une première apparition comme simple figurant dans ma nouvelle «Blues, en rouge sur blanc» (parue à l’été 1993, dans le collectif Meurtres à Québec). Le trompettiste de ma scène nocturne, ce serait donc lui, Gabriel D’ArqueAngel, cet émule contemporain de Miles Davis, inspiré à la fois de Wallace Roney (le véritable dauphin de Miles) et du personnage de Bleek Williams (interprété par Denzel Washington dans Mo’ Better Blues de Spike Lee), à qui je commençais à imaginer un passé d’Haïtien adopté en bas âge et porteur d’un secret terrifiant dont lui-même n’avait pas conscience. Ce passé faisait bien sûr de lui une manière de cousin du narrateur anonyme du Tumulte de mon sang, lui aussi Haïtien arraché à sa terre natale durant l’enfance et hanté par une histoire familiale obscure.

Mais j’avais aussi envie de développer cette piste, tout juste ébauchée dans le premier roman, celle du double négatif du narrateur. Dans Le Tumulte de mon sang, le héros poète est confronté à l’un des sbires de l’ex-militaire Rodrigue Duché, un Afro-Américain anglophone et brutal dénommé Wilson, qui se révèle lui aussi Haïtien d’origine, transplanté aux États-Unis enfant – en somme, une sorte de double de mon héros – d’où le choix de son nom, Wilson, en référence au William Wilson d’Edgar Allan Poe. Dans le nouveau Zombi Blues, je projettais d’explorer plus à fond l’inévitable opposition entre un Haïtien élevé dans un milieu aisé au Canada et un autre qui n’aurait jamais quitté le pays natal, qui aurait vécu toute sa vie sous le régime duvaliériste aux règles duquel il aurait en quelque sorte adhéré au point d’en devenir l’instrument, au point d’avoir été symboliquement «zombifié» par lui.

C’est ainsi qu’est né le personnage de Caliban ou Grand Blanc, l’inquiétant garde-du-corps albinos de Barthélémy Minville, cet ex-bonze du duvaliérisme autour duquel gravitent tous les personnages de Zombi Blues. Outre la référence shakespearienne tout à fait délibérée, Caliban incarnait pour moi la figure de la bête pas tout à fait domestiquée, mais complètement sous l’emprise d’un «sorcier» (en l’occurrence Minville, le Prospero pervers du roman) qui l’utilise comme instrument de ses meurtrières volontés.

Quant à l’intrigue de Zombi Blues, elle s’articule tout entière autour d’une question que je m’étais souvent posée à moi-même et que j’ai ensuite tenté de traduire sous forme romanesque : moi, Stanley Péan, qui suis né en Haïti en pleine ère des ténèbres duvaliéristes, quel type d’homme serais-je devenu si je n’avais pas été transplanté au Québec l’année de ma naissance? À quel camp aurai-je appartenu : celui des tortionnaires ou celui des torturés? D’où l’idée de suivre les parcours divergents de Gabriel D’ArqueAngel, cet étranger camusien, ce musicien apatride, tourmenté à son insu par la part de son héritage familial qui lui échappe, et de Caliban, ce sbire décérébré du régime, dont tout l’horizon psychologique se résume à l’asservissement dont il a été l’objet.

On comprendra donc qu’en dépit des nombreuses références au système de croyances du vodou, à la mythologie populaire et au folklore haïtien, il n’y a au fond pas de zombi, au sens propre du terme, dans ce roman. En somme, c’est là que le Zombi Blues publié rejoint l’autre, son double réaliste avorté : la zombification évoquée par le titre (qui est aussi celui de la composition éponyme de l’album de mon trompettiste) m’a surtout servi ici de métaphore de ces deux formes particulière de dépossession de soi qui affligent D’ArqueAngel et Caliban.

Évidemment, au-delà de ces questionnements existentiels qui sous-tendent l’intrigue, mon souci a été de faire de Zombi Blues un thriller captivant, voire haletant, qui flirte autant avec le fantas­tique et la science-fiction que les bandes dessinées de super-héros qui ont bercé mon enfance.

Quant à savoir si c’est un cas de mission accomplie ou non, je laisse à chaque lecteur, chaque lectrice le soin de prononcer son propre verdict.