stanleypean.com


Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Émile Ollivier [1940-2002]: Peindre le passage

C’est avec consternation que la communauté intellectuelle a appris le décès de l’écrivain Émile Olliver, emporté le dimanche 10 novembre dernier par une crise cardiaque, à l’âge de 62 ans. Membre de l’Académie des lettres du Québec, romancier de réputation internationale, sociologue, professeur émérite de l’université de Montréal, Émile Ollivier était cependant plus que l’éminent intellectuel que l’on sait. C’était aussi un homme extrêmement apprécié des siens – j’entends par là autant ses proches que les membres de la diaspora haïtiano-montréalaise et de l’institution littéraire québécoise.

«C’est à partir des lieux qu’on traverse qu’on crée», affirmait le disparu, qui se décrivait volontiers comme «Québécois le jour et Haïtien la nuit». Fuyant comme beaucoup de ses compatriotes le totalitarisme anthropophage de Duvalier père, le jeune Émile Ollivier avait trouvé asile au Québec en 1965, après une brève escale à Paris. C’est en cette terre que l’écrivain avait amorcé une carrière brillante dans le domaine de l’éducation, parallèlement à laquelle il avait élaboré en l’espace d’un quart de siècle une œuvre littéraire exceptionnellement rigoureuse, qui lui avait valu de nombreux prix et distinctions. De Paysage de l’aveugle (Pierre Tisseyre, 1982) à Repérages (Leméac, 2001), en passant par les classiques Mère-Solitude (Albin Michel, 1983), Passages (L’Hexagone, 1991), et Mille eaux (Gallimard, 1999), ses romans, récits, nouvelles et essais tracent l’itinéraire d’un romancier sensible et généreux, doublé d’un penseur lucide, sincèrement préoccupé par la marche de l’Histoire en ce monde en deuil de sens, qui avait fait sienne cette maxime de Montaigne : «je ne peins pas l’être : je peins le passage.»

La mort, on le sait, nous rend parfois un brin égoïste. Et personnellement, je pleure la disparition de l’un de mes mentors, un de ces auteurs qui ont fait figure de phare pour le jeune Haïtien de Jonquière que je suis. Avec Jacques Roumain, Jacques Stéphen Alexis, René Despestre, Anthony Phelps, Marie Chauvet et si peu d’autres, il compte parmi ces gens dont les écrits m’ont redonné à moi-même cette part de mon héritage qui m’aurait autrement échappée. Au-delà des livres, j’ai eu la chance et le bonheur de connaître l’homme (d’abord, pour avoir passé quelques jours de juillet 1987 à repeindre l’intérieur de sa maison de Notre-Dame-de-Grâce, mon job d’étudiant de cet été-là), de le fréquenter sporadiquement au cours des vingt dernières années, à Montréal ou dans des salons du livres à l’étranger. Comme tous ceux et celles qui l’ont connu et aimé, je garde le souvenir d’un cuisinier hors pair (comment ? plus jamais, ce gryo, ce ri-ak-pwa ou ce bouillon de tête de cabri, Émile ?), d’un bon vivant à l’humour vivifiant, au rire tonitruant et communicatif (comment ? plus jamais de marathons d’«audiences» et de plaisanteries comme à bord du train Rochefort-Paris, Émile ?). Un homme à l’intelligence vive et à l’érudition tranquille, dénuée de prétention, qu’il faisait bon côtoyer, pour le plaisir d’apprendre ou de rigoler tout simplement.

Heureusement, on le sait également, la mort nous rend aussi généreux. Et c’est dans un esprit de partage que j’invite ceux et celles qui ne la connaîtraient pas à découvrir incessamment l’œuvre magistrale que nous a léguée Émile Ollivier, dont j’invoque le nom sans le détourner de son chemin.