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Émile Ollivier: entre nostalgie et lucidité

Une vingtaine d’années se sont écoulées depuis la publication de Paysage de l’aveugle, le premier livre de fiction d’Émile Ollivier, qui en marge de son travail littéraire a signé nombre d’ouvrages de sociologie et de politique. En l’espace d’un quart de siècle, ce ténor des lettres haïtiano-québécoises, aujourd’hui membre de l’Académie, a créé avec la patience et le soin du plus méticuleux des orfèvres une œuvre romanesque couronnée de distinctions aussi nombreuses que prestigieuses : Grand Prix de la prose du Journal de Montréal en 1987 pour La discorde aux cent voix, Grand prix du livre de Montréal en 1991 pour Passages, prix Jacques-Roumain en 1995 pour la réédition de Mère Solitude et prix Carbet en 1996 pour Les urnes scellées. À l’heure où paraît son recueil de nouvelles Regarde, regarde les lions, il n’est pas inopportun de jeter un regard rétrospectif sur cette trajectoire impeccable.

Ce qui frappe chez l’homme, c’est d’abord et surtout sa voix de stentor, chaude et profonde, qui ne dédaigne pas à l’occasion une occasionnelle percée vers l’aigu, pour souligner une pointe de d’humour pince-sans-rire ou un éclat de franche gaieté. En ce sens, ses livres sont de dignes rejetons à leur père. D’une pureté cristalline, l’écriture d’Ollivier refuse les apparats «exotiques» d’une certaine littérature haïtienne et antillaise, par ailleurs fort populaire en France. Dans ses romans, on ne discerne guère le désir d’épater la galerie en multipliant les régionalismes, tournures folkloriques et autres emprunts au langage vernaculaire destinés à faire «couleur locale». Cela ne signifie pas que la langue haïtienne soit entièrement absente de ses pages – au contraire, sa plume ne dédaigne pas les proverbes et autres clins-d’oeil à la sagesse populaire. Néanmoins, on remarque que le créole ne module pas le français de la même manière que chez d’autres écrivains caribéens passés ou contemporains. Pour citer une vieille et fort savoureuse boutade de son double-compatriote Dany Laferrière, «Ollivier écrit dans un français tellement classique qu’à peine son stylo arrive-t-il au bas d’une page que la feuille de papier a déjà jauni!»

S’il est clair que le romancier ne pratique guère une esthétique de la carte postale, il faut néanmoins noter l’attachement manifeste à la terre qui l’a vu naître. De Mère Solitude à Les urnes scellées, son œuvre romanesque a généralement pour cadre une Haïti reconstituée par le travail conjugué de l’écriture et de la mémoire. Avec cette voix basse et ce souffle épique, ses romans s’attachent à décrire cette société sens dessus dessous (tèt amba, dirait-on en créole), un pays sans cesse hanté par les rumeurs populaires persistantes, où se côtoient les images antithétiques du tapage carnavalesque de la vie et du silence du tombeau. Figures gémellaires, visages indissociables d’une même médaille, envers et endroit d’un même scandale, ces images s’affrontent au fil des pages dans une lutte à finir paradoxalement sans cesse recommencée qui ne peut déboucher que sur une seule issue : la Mort. «Nous côtoyons la mort quotidiennement et pourtant nous vivons dans un état inexorable de joie,» explique à un touriste étranger Narcès Morelli, le jeune héros de Mère Solitude.

L’Haïti d’Émile Ollivier, celle à laquelle il rêve encore, presque quarante ans après son installation au Québec, c’est le territoire privilégié de la cohabitation des contraires, une île magique où l’improbable et le vraisemblable, le cauchemardesque et le chimérique, le cocasse et le tragique se juxtaposent, se confondent, s’amalgament. Sur ce plan, les romans d’Ollivier prolongent et gardent pertinentes les leçons de Jacques Stephen Alexis, romancier et figure essentielle de l’histoire politique et littéraire haïtienne, assassiné par les sbires de Duvalier en 1961. Champion du réalisme merveilleux, Alexis avait élaboré un manifeste esthétique («Prolégomènes au réalisme merveilleux des Haïtiens», 1956) qui invitait ses compatriotes artistes et écrivains à traduire dans leurs œuvres la part indicible de la réalité haïtienne, voire latino-américaine, cette part du réel et de l’Histoire qui ne se laisse pas appréhender par l’esprit cartésien. Là où Ollivier se distingue néanmoins du modèle alexisien, c’est par son refus du militantisme appuyé qui apparente par moments les romans d’Alexis à des chants patriotiques ou à des versions créoles de L’internationale.

Qui plus est, dans les plongées au cœur de la mémoire individuelle ou collective que proposent les fictions d’Émile Ollivier, la nostalgie bien palpable ne mène pas sur la voie de l’idéalisme à tout prix, pas plus que sur celle du sentimentalisme larmoyant que l’on associe d’ordinaire aux écrivains dits migrants. À ce titre, le rapport au pays natal se nourrit de paradoxes. Passages dépeint en ces termes l’amère-patrie : «ce pays n’est qu’un grand arbre, un mapou, disait-il souvent d’un ton sentencieux. Un jour prochain, il s’effondrera, rejoindra la mer, s’en ira vers les eaux profondes où son bois flotté, raviné par le sel, prendra sa forme définitive de barque pour la mort.» Miné, condamné à une mise à mort perpétuelle et sans fin, le pays invite à la fuite, comme en font foi les dernières lignes de Mère Solitude. «Englué dans cet espace clos, la moiteur d’une moitié d’île, il faudrait s’en aller, mais comment en sortir? Il y a des tâches de sang sur la Caraïbe. Il faudrait s’en aller, mais il n’y a ni bateau ni Boeing qui puisse nous conduire ailleurs. Quand les ramiers sauvages empruntent le long chemin de la migration, la mer trop souvent rejette leur cadavre.»

Partir… mais pour aller où? Là est la question. Car que peut bien signifier un départ, s’il n’y a aucun moyen de se dévêtir de son passé et de la hantise de la mort ainsi que les bizango, créatures surnaturelles du folklore haïtien, se défont de leur peau humaine? On n’échappe pas à sa vie, à son histoire, semble nous dire le romancier. Si Mère Solitude et La discorde aux cent voix fouillaient les zones d’ombre d’une histoire personnelle ou communautaire, creusaient en quelque sorte la terre natale, les romans suivants Passages et Les urnes scellées, de même que les nouvelles de Regarde, regarde les lions, retracent les trajectoires divergentes de ces exilés d’avance, récapitulent à travers la fiction les dérives de la diaspora haïtienne au cours des quarante dernières années. Roman à trame double, Passages suit en parallèle l’épopée d’Amédée Hosange et de ses compagnons de l’arrière-pays haïtien qui s’embarquent sur un frêle trois-mâts en destination d’une terre promise appelée Floride et la quête de Normand Malawy, un Haïtiano-Québécois hanté par son passé qui retourne vers les Tropiques.

Œuvre charnière parmi les livres d’Ollivier, Passages posait une question fondamentale – si on ne part jamais vraiment, peut-on revenir? – à laquelle le roman suivant répond par la négative. Évocation désenchantement qui a vite gagné tous ces membres de la diaspora qui ont tenté de «rentrer chez eux» au lendemain de la chute du régime duvaliériste, Les urnes scellées se donne des airs de roman policier où Adrien, un Haïtien de retour d’exil, tente de se réenraciner dans le sol d’origine en explorant la généalogie de la victime d’un meurtre dont il a été témoin par hasard.

Du reste, s’il est plausible de lire en filigrane de ce roman le constat de l’impossibilité d’un retour au pays natal, Mille eaux, le superbe récit autobiographique qui a suivi, propose en quelque sorte une réconciliation avec le passé. De cette chronique d’une enfance vécue dans la privation du père, Ollivier a évacué presque toute référence explicite à la misère, au contexte politique, comme par volonté d’affirmer la primauté du rêve et de la magie dans l’apprentissage du gamin qu’il a été autrefois. Cela dit, la primauté du registre poétique n’exclut pas l’acuité du regard et la lucidité parfois presque douloureuse (Ollivier, faut-il le rappeler, est également sociologue) dans ce livre ni dans le reste de cette œuvre monumentale, l’un des cadeaux les plus généreux qu’ait offert Haïti aux lettres québécoises et mondiales. 

Œuvres littéraires d’Émile Ollivier 

Paysage de solitude, Pierre Tisseyre, 1982.
Mère Solitude, Albin Michel, 1983 ; Le serpent à plumes, 1994.
La discorde aux cent voix, Albin Michel, 1986.
Passages, L’Hexagone, 1991 ; Le serpent à plumes, 1996.
Les urnes scellées, Albin Michel, 1995.
Mille eaux, Gallimard, 1999.
Regarde, regarde les lions, Albin Michel, 2001.