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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Sortir un jour de la cale des négriers

Février. Mois de l’Histoire des noirs oblige, je me suis récemment replongé dans l’œuvre et la vie de la chanteuse, danseuse, écrivaine et activiste Maya Angelou, à l’invitation de l’équipe de l’émission Aujourd’hui, l’Histoire qu’anime avec brio mon collègue Jacques Beaulieu à l’antenne d’ICI Radio-Canada Première. (On peut réécouter en ligne cette émission diffusée le 1er février dernier et même relire le fruit de mon entretien avec cette regrettée Grande Dame des lettres américaines et figure emblématique des luttes de la communauté noire américaine pour la reconnaissance de ses droits paru en 2008 dans les pages du Voir.) On peut aussi visionner ce portrait d’Angelou réalisé pour la série documentaire Leading Women.

J’ai par ailleurs passé une partie du week-end dernier à regarder en compagnie de mon Philippe les quatre épisodes de la deuxième adaptation télévisée de Roots, la célèbre saga historique du journaliste et romancier Alex Haley sur l’esclavage des Noirs en Amérique, qui retrace l’histoire de sa famille depuis le rapt en terre africaine de son aïeul mandingue Kunta Kinté jusqu’aux lendemains incertains de la Guerre de Sécession. Diffusée au printemps 2016 sur la chaîne spécialisée History, cette nouvelle version n’est pas exempte de qualités, loin de là : le Britannique Malachi Kirby, qui reprend le rôle de Kunta tenu successivement par LeVar Burton puis John Amos il y a quarante ans, incarne le fier guerrier africain avec une intensité admirable; et la présence imposante du toujours excellent Forrest Whitaker dans le rôle du nègre de maison Fiddler ne m’a pas déplu, bien au contraire.

Même si la série m’a somme toute semblé plus réussie que l’adaptation nettement plus faible de The Book of Negroes du romancier et essayiste ontarien Lawrence Hill diffusée par la CBC en 2015, je pourrais lui reprocher certains changements discutables, certains ajouts inutiles et inintéressants qui en diluent le propos (notamment, la séquence où Kunta Kinté tente de rejoindre l’armée britannique durant la Guerre d’Indépendance et celle où son petit-fils Chicken George s’enrôle avec les Yankees durant la Guerre civile). Au demeurant, si cette mouture de Roots ne s’est pas avérée un événement télévisuel aussi marquant que l’originale, elle a le mérite de réaffirmer la nécessité de prendre connaissance des détails de l’Histoire pour mieux cerner la question raciale, résolument dans l’air du temps.

Plus que jamais débattue sur la place publique et dans l’agora médiatique, la question raciale était aussi, forcément, au cœur de Barry, le sympathique film de Vikram Gandhi sur les années d’études d’un jeune Barack Obama (incarné par l’Australien Devon Terrell) fraîchement débarqué à New York, que j’ai visionné avec plaisir il y a quelques semaines. Très tôt dans ce récit, pendant un échange animé sur l’éthique et l’autorité morale, un compagnon de classe d’Obama, un Blanc, lui balance la question qui tue : « Why does everything always have to be about slavery? » (« Pourquoi tout doit toujours être relié à l’esclavage »). Question rhétorique, certes, dont le futur président ne connaît pas la réponse mais, en filigrane de son portrait biographique touchant, le cinéaste ne cesse de revenir à cette interrogation qui étoffe le propos de son film.

En revoyant la cale du navire négrier reconstituée pour les besoins de Roots 2016, j’ai repensé à ma contribution modeste à ce récit collectif, le texte de la chanson « Black Atlantic » écrit l’automne dernier pour mon amie la chanteuse Aurélia O’Leary, qui l’a créée sur la scène du Dièse Onze le 8 décembre dernier, lors de son plus récent tour de chant. Aurélia et moi avons eu l’idée de cette chanson en écoutant ensemble la pièce du même titre qui figure sur un récent disque du saxophoniste et compositeur Raphaël Imbert, Music Is My Home, Act 1 (Jazz Village, 2016), sorte de voyage initiatique sur les traces et dans l’actualité de la musique afro-américaine.

Black Atlantic
(Texte de Stanley Péan sur une musique de Raphaël Imbert)

Chœur : Black Atlantic
               Black Atlantic

Down in the belly of that ship
You still feel the bite of the whip
Away from your home you have been ripped
That was long ago
Many moons ago

Trapped in the belly of the slave-ship

‘tween the planks the moon you can see
As the stars reflect on the sea
You pray your gods above : set me free
But where could you go?
There’s no place to go

Trapped in the belly of the slave-ship

[ Solo ]

Down in the belly of that ship
Taste of sweat and blood on your lips
You know there could be no darker trip
The ocean’s so stark
The ocean’s so dark

Trapped in the belly of the slave-ship

Mais au fait pourquoi tout doit toujours être relié à l’esclavage? Il y a quelque chose de drolatique ans le fait de poser à nouveau cette question à l’heure où un Narcisse ignare, raciste et nonchalamment fier de l’être (de surcroît soutenu par le Ku Klux Klan et autres militants des mouvements suprématistes blancs) vient de succéder au premier président étasunien noir.

Pourquoi, vraiment?

Peut-être parce qu’on n’a pas fini de mesure les impacts de cette tragédie qui s’est jouée sur plusieurs siècles et qui compte parmi les plus infâmes de l’Histoire, au même titre que la Shoah.

Peut-être parce qu’encore aujourd’hui cette tragédie teinte tout rapport social ou personnel, qu’il soit fraternel ou antagonique, entre Blancs et Noirs. Pour s’en faire une idée claire, il suffit par exemple de se rappeler la surreprésentation des hommes noirs dans les prisons étasuniennes ou parmi les victimes de bavures policières meurtrières.

Peut-être parce que cette tragédie ne concerne pas que les millions d’Africaines et d’Africains arrachées à leur terre et réduits au statut de bêtes de somme ou leurs descendants et qu’elle impose à l’humanité entière un devoir de mémoire.

Voilà pourquoi.

February 7th, 2017
Catégorie: Commentaires, Lectures, Réflexions Catégorie: Aucune

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