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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

En souvenir d’Émile Péan [3 août 1928 – 30 octobre 2016]

emile

 

Au nom de ma tante Denise et de son fils Leslie,
de ma tante Éva et de son fils Charles,
de ma sœur Marie-José (la filleule d’Émile),
de mon « autre » sœur Joëlle et de mon frère Reynald,
ainsi qu’en celui de tous les membres de notre famille,

Je voudrais d’abord vous remercier de vous associer à nous pour cet adieu à mon oncle Émile, Tonton Émile ou Ton Émile, comme nous l’appelions avec affection chez moi à Jonquière. Et je veux aussi remercier tous nos parents à l’étranger qui, à défaut de pouvoir se joindre à nous en la funeste circonstance, sont néanmoins des nôtres en pensée.

*

De Ton Émile, on disait volontiers, avec humour, qu’il n’avait peur de rien. « Émile, se nèg ki pa pè anyen, » le taquinait-on à table, quand il se resservait d’une sauce particulièrement pimentée qui en effet ne lui inspirait pas le moindre émoi, bien au contraire. Je repense à ces repas du temps des fêtes (et parfois à d’autres moments de l’année) avec un brin de nostalgie bien légitime. C’étaient, je m’en rends compte aujourd’hui, des occasions exceptionnelles où l’aile jonquiéroise du clan Péan en entier se retrouvait sous le toit de mes parents : mes frères et sœurs, ma tante Éva parfois accompagnée de ses deux Charles (le petit et le grand), et puis Émile, sa Denise et leur Leslie. Des occasions de recréer dans la froidure du Saguenay Lac Saint-Jean l’ambiance typique des réunions familiales à l’haïtienne, avec les plats bien de chez nous, zakra divers, ri ak pwa, gryo, bannann peze. Le tout, rehaussé par ces fameux pikliz, ces marinades de chou râpé, carottes et piment fort que les enfants n’osaient même pas humer mais qui n’effrayaient pas Ton Émile.

Ayiti chéri, pi bon peyi pase ou nan pwen
Fòk mwen te kite-w, pou mwen te kap konprann valè-w,
Fôk mwen te mantche-w, poum te ka apresye-w,
Poum santi vrèman, tou sa ou te ye pou mwen.

Comme mon père Mèt Mo, comme ma tante Éva, mon oncle Émile était venu au Saguenay à la fin des années soixante, fuyant le climat délétère de sa moitié d’île tragique aux années du duvaliérisme première manière. Comme ses frère et sœur, il avait fait carrière dans l’enseigne­ment au secondaire. Ingénieur de formation, Émile avait enseigné la physique et les mathématiques à plusieurs cohortes d’adolescentes et d’adolescents saguenéens. Chaque fois que l’une ou l’un d’entre elles et eux me croisent dans des salons du livre ou ailleurs, persuadés que je suis son fils, elle ou il ne manque jamais de me faire son éloge. Le portrait qu’on me brosse alors d’Émile est systématiquement celui d’un professeur rigoureux quoique indulgent, passionné de sa matière qu’il maîtrisait comme pas un, parfois un peu distrait peut-être mais jamais perdu. Un prof ben cool, à ce qu’il paraît.

Cette description d’Émile, qui m’a toujours paru très juste, l’opposait un brin à son frère aîné, mon père, qui avait lui cette réputation de « bête noire » des étudiantes et des étudiants des polyvalentes que j’ai moi-même fréquentées. Non pas qu’Émile ne se soit pas montré, quand la situation l’exigeait, aussi sévère que doive l’être un professeur devant les pitreries de quelque cancre, mais ce ne sont manifestement pas ses colères aussi rares que légitimes qui ont laissé leurs marques.

Dans mon esprit de gamin, et sans vouloir enlever quoique ce soit à mon père, Ton Émile m’apparaissait à moi aussi comme le plus cool des deux frères. Je me rappelle de ces visites chez Denise et lui ; les samedis après-midi après la messe imposée par papa, il n’était pas rare que nous fassions escale à leur appartement sur la rue King Georges à Kénogami, avant la fusion des trois municipalités qui allaient former le Grand Jonquière, lui-même amalgamé à ville de Saguenay depuis. Même à l’époque, j’étais bien plus fasciné par le globe terrestre sur le bureau de

travail de mon oncle et par sa bibliothèque où s’alignaient encyclo­pé­dies et ouvrages scientifiques divers, que par les écritures soi-disant saintes que venait de nous lire le curé de notre paroisse dans l’acous­tique insolite de l’église de forme conique.

Tante Denise nous servait une petite collation et nous laissait, Joëlle, Reynald et moi à nos occupations de timoun, alors qu’au salon, un apéro en main, les deux frères discutaient en créole de leurs affaires de gran moun, des affaires de politique haïtienne le plus souvent, des nouvelles de la famille à l’étranger, mais aussi, quelques années plus tard, des péripéties des personnages de ces soap operas américains que suivaient assidûment Ton Émile et Mèt Mo. Longtemps après, quand je fus en âge de m’asseoir au salon avec eux, mon oncle s’adressait à moi en créole pour m’offrir un verre de Cutty Sark ou de Barbancourt que je n’avais certes pas l’impolitesse de refuser, ce qui ne manquait jamais d’irriter mon père qui craignait de me voir devenir prématurément un tafiatè. Et si j’avais le culot de répondre à Émile en créole en plus, Mèt Mo ne pouvait retenir un tchuip bien appuyé pour contester autant mon goût pour l’alcool que ma prononciation des mots en langue haïtienne.

— Ha, Maurice, kite ti-gason a bwè ti grog li, non, disait Émile, avec cette bonhomie qui le caractérisait.

Le plus cool des deux frères, vous disais-je. Je le répète.

Évidemment, mon affection pour Ton Émile ne tenait pas à cet occa­sion­nel verre de scotch ou de rhum. Je ne l’ai jamais eu comme prof, certes, mais j’adorais l’entendre parler de sciences, plus particulière­ment d’astronomie, moi qui fréquentais alors les bouquins d’Asimov, de Van Vogt et autres classiques de la science-fiction. J’aimais entendre Ton Émile confronter les rêveries que me proposaient mes auteurs fétiches aux réalités objectives et communément admises par la science à l’époque. J’aimais aussi l’entendre s’enthousiasmer pour une nouvelle découverte, pour le lancement d’une sonde de la NASA, pour tout ce qui pouvait nous rendre plus familière, plus hospitalière l’immensité mystérieuse du cosmos.

Émile et moi avions aussi une passion commune pour la musique, encore que nous ne nous enflammions pas forcément pour les mêmes styles. Après la mort de Mèt Mo, après que maman se soit installée dans un appartement trop petit pour me recevoir quand j’allais la visiter à Jonquière accompagnée de ma première vraie blonde, Émile et Denise nous hébergeaient volontiers pour le week-end, Marie-Josée Courchesne et moi. Au petit déjeuner et à l’heure de l’apéro, nous échangions sur nos plus récents émois musicaux, lui en musique de concert classique ou en country américain, moi en pop et déjà en jazz.

Au milieu des années 90, quand Denise et lui passaient par Québec où s’était déplacé une bonne partie du clan Péan, il n’était pas rare qu’Émile et moi partions en expédition chez Musique d’Auteuil, le grand disquaire de la rue Saint-Jean, pour y dépenser de manière parfois compulsive dans nos rayons fétiches respectifs. Lors de ces sorties, lui et moi ressemblions certainement à deux Ali Baba découvrant les trésors accumulés dans la grotte des quarante voleurs. Je n’oublierai jamais cette remarque candide qu’il m’avait faite, étourdi par la diversité et la multiplicité de l’offre étalée devant lui dans la section opéra sur la mezzanine du magasin.

— Tu vois, le problème, c’est que même si je gagnais le million à la loterie, je ne suis pas certain que j’aurais suffisamment d’argent pour acheter tous les disques que j’ai envie d’entendre.

Comme beaucoup de ses congénères qui avait fui la barbarie de la dictature en Haïti, Émile avait entretenu le rêve d’y retourner au lendemain de l’éventuelle chute de Duvalier fils. Et quoique plusieurs années après le fameux dechoukaj de 1986 porteur de tant d’espoirs en définitive déçus, Émile et sa femme avaient en effet fini par retourner briève­ment dans cette Haiti chérie qu’ils avaient comme bien d’autres idéalisée au fil des années d’exil. Je les avais retrouvés à Port-au-Prince à l’hiver 1998, dans un appartement si semblable aux intérieurs de leurs logis successifs à Jonquière. Je m’étais autorisé une pause pendant le tournage du film Carnets d’un Black en Ayiti pour passer une soirée avec eux, manger et dormir chez eux, et redevenir pour une journée cet ado épris de sciences, de science-fiction et de musique qui n’aurait eu jamais l’impolitesse de refuser un scotch ou un rhum, et qui buvait aussi comme du petit lait les discours d’Émile sur les étoiles. C’étaient de fort émouvantes retrouvailles, pour mon oncle, ma tante et moi. D’autant plus que Ton Émile, ainsi que je l’avais constaté, était resté toujours aussi cool.

Nous ne nous sommes revus que très sporadiquement après ça, malgré leur éventuel retour définitif en terre québécoise : quand ils passaient Noël chez ma sœur et ma mère à Québec puis à Sainte-Foy ; et une fois il y a six ans, quand je suis allé les voir dans l’appart qu’ils occupaient avec Leslie dans le Nord de Montréal, pour leur apporter de la correspondance livrée chez Mie-Jo, justement. Pris par mes aller-retours constants entre la métropole et la capitale, je ne leur ai pas rendu visite depuis cette fois-là. Je savais pourtant la santé d’Émile déclinante, mais je le savais là et, insouciant, je m’imagi­nais que dès que l’occasion se présenterait, j’aurais le temps de revoir Ton Émile. Je m’imaginais qu’à n’importe quel moment je pourrais prendre un petit grog avec lui et entendre à nouveau son rire si particulier et communicatif.

Je n’ai pas d’excuse. Juste des regrets.

Émile nous a quittés il y a quelques jours, laissant derrière lui ce vide que creusent toujours ces départs définitifs. Dans une année funeste comme celle qui tire à sa fin, où j’ai vu partir ma mère et ma tante Marie-Lise, ça fait beaucoup de vide que rien ne saurait jamais combler. Il nous manquera, certes, à nous toutes et tous ici réunis pour rappeler à quel point nous l’avons aimé.

Je n’en dirai pas beaucoup plus sur ce deuil que nous partagerons désormais. Je dirai juste qu’en levant les yeux vers le ciel, la nuit tombée, je ne m’étonnerai pas d’entendre à l’occasion sa voix et ses propos toujours si captivants sur les mystères insondables du cosmos.

Adieu, Ton Émile. Le cosmos t’appartient désormais, toi qui n’a jamais eu peur de rien.