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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Lettre à un jeune écrivain

Montréal, le 14 juin 2010

Cher jeune collègue,

On m’a demandé de jouer à Rainer Maria Rilke et de t’adresser quelques lignes, à toi qui semble avoir opté pour cette voie sur laquelle je me suis moi-même engagé quand j’avais à peu près ton âge, celle de la création littéraire. Voilà une coïncidence qui a de quoi faire sourciller: ça fait précisément trente ans ce printemps que j’ai choisi cette vocation que je n’ose trop appeler un métier, même si je m’y suis investi avec juste ce qu’il faut de professionnalisme.

À quatorze ans, j’étais déjà un lecteur boulimique depuis des années, mais je n’avais pas encore à cet âge pris de décision quant à la profession que je comptais exercer plus tard quand je serais grand. Tout au long de l’enfance, l’imagination stimulée par des oeuvres documentaires (les expéditions du commandant Cousteau), des fictions littéraires (20,000 lieues sous les mers), cinématographiques (Voyage fantastique) ou télévisuelles (Escadrille sous-marine, Voyage au fond des mers) ayant pour cadre les grandes profondeurs océaniques, j’avais répété à qui voulait l’entendre que je serais un jour capitaine de sous-marin nucléaire – jusqu’à ce que mon incapacité d’apprendre à nager, que dis-je, de me sentir à l’aise même dans une piscine peu profonde finisse par me contraindre à renoncer à ce rêve d’enfant.

Rat de bibliothèque, je n’avais renoncé qu’à ce rêve-là et continuais de fréquenter avec assiduité ceux que nous avaient laissé certains des plus grands visionnaires des littératures de l’imaginaire, d’Edgar Allan Poe (Histoires extraordinaires) à Bram Stoker (Dracula), en passant par Edgar Rice Burroughs (Tarzan, John Carter), Isaac Asimov (Les Robots), Jean Ray (Malpertuis), Howard Philips Lovecraft (Je suis d’ailleurs) et tant d’autres dont les noms m’échappent aujourd’hui. Mon père, professeur de littérature un peu snob et aux goûts autrement plus classiques voire conservateurs, désespérait de me voir me perdre dans ces extensions de mes bandes dessinées fantastiques, qui à ses yeux ne relevaient pas de la Littérature. Pauvre Mèt Mo (c’était le surnom de mon père), qui aurait préféré me voir le nez plongé dans les pages de Racine, Corneille, Molière, Hugo ou La Martine!

Cette littérature littératurante (appelons-là comme ça, par ironie), qui est l’expression figée de notre sagesse et de notre culture universelle, je n’allais cependant pas tarder à m’y intéresser, chaque chose en son temps. Et avec les livres d’Yves Thériault (Agaguk, Contes pour un homme seul) comme transition, je ne tarderais pas non plus à entrer en littérature québécoise, comme on entre dans une église, avec respect et recueillement pour les Jacques Ferron (Contes du pays incertain), Anne Hébert (Kamouraska), Michel Tremblay (Contes pour buveurs attardés), Marcel Dubé (Zone) et consorts qui faisaient office d’icônes en cette enceinte.

C’est néanmoins L’Étranger d’Albert Camus qui me révélerait à moi-même mon goût pour l’écriture, pour la mise en forme d’une vision du monde personnelle à travers des histoires pas tout à fait vraies qui pourtant expriment une certaine vérité. J’insiste sur le verbe «révélé» parce que ce roman a vraiment été pour moi une révélation de ce que mon père entendait quand il parlait de la Littérature avec un grand L et du pouvoir de celle-ci, encore que je ne suis à ce jour pas convaincu qu’il faille exclure en bloc de cet auguste rayon les meilleurs oeuvres des écrivains «populaires» que j’avais fréquentés avant Camus.

Je m’en voudrais de donner l’impression que je m’égare, cher collègue, alors que je crois bien être au coeur de mon propos avec l’affirmation de cette conviction profonde: à savoir que la littérature se nourrit de la littérature et que tout écrivain commence d’abord par être un lecteur, un lecteur boulimique, et qu’il ne cesse jamais d’être un lecteur ou un re-lecteur, même quand il écrit lui-même.

Camus, qui est resté un phare toutes ces années pour moi, m’a ouvert la porte aux oeuvres de Sartre, de De Beauvoir, de Vian, de Kafka, d’Ionesco, de Beckett et de tant d’autres, européens, américains, latino-américains, haïtiens, africains, asiatiques et, peut-être majoritairement, québécois. Cependant, en me donnant une autre perspective sur la littérature et sa fonction, il ne m’a pas détourné des écrivains des littératures de l’imaginaire que je continuais de lire, aux rangs desquels s’ajoutaient ceux qui auraient alors une influence encore plus profonde sur le style, la manière que j’essayais de développer, les Ray Bradbury, Richard Matheson, Charles Beaumont, Rod Serling et, surtout, Harlan Ellison, qui est devenu parmi les contemporains l’étoile-guide la plus brillante de mon firmament personnel.

Mais au-delà de ce catalogue non-exhaustif de mes fréquentations littéraires, c’est d’abord et avant tout ce que j’ai retenu de ces oeuvres qu’il m’importe de partager avec toi, cher collègue, qui semble résolu à embrasser cette mienne vocation. Et en guise de liminaire à ces quelques observations, auxquelles tu auras toujours le loisir d’adhérer ou pas, je dois reconnaître qu’il n’y a justement pas de règles dans ce métier, que chacun est tout à fait libre de l’aborder, de le concevoir et de le pratiquer comme bon lui semble. Cela étant établi, voici ce que je retiens des romanciers, poètes et essayistes dont les écrits ont nourri mon coeur, mon esprit et mon âme au fil des trente dernières années:

  • Peu importe le registre ou le genre littéraire qu’il a choisi, l’écrivain dispose comme matériau premier de sa langue, qu’il lui faut aimer et détester à la fois, qu’il lui faut maîtriser sur le bout de ses doigts, qu’il doit respecter quasi religieusement mais qu’il doit être prêt à mettre à mal pour les besoins du texte;
  • La langue de l’écrivain et son style personnel, qui est son prolongement et son aboutissement, sont les véhicules de la pensée et de l’émotion de l’écrivain, de sa vision du monde, ses voies (ou ses voix) de communication;
  • Comme les membres de ces équipages de sous-marin dont je rêvais de faire partie enfant, l’écrivain est un explorateur des hauts fonds – quoique pas forcément océaniques; il ne redoute pas de descendre au plus sombre du coeur humain pour y (re)découvrir ce qui l’unit à ses semblables;
  • L’écrivain a un devoir d’honnêteté envers son oeuvre et son lecteur, qui a préséance sur toute autre considération morale;
  • Le meilleur ami de l’écrivain reste sa corbeille à papier, dans laquelle il lui faut avoir le courage de jeter impitoyablement, irrévocablement ces écrits qui ne sont pas à la hauteur des exigences de l’art littéraire, pour mieux recommencer à neuf;
  • La littérature est une mise en forme d’une vision du monde, d’une vision des gens qui est la conséquence, parfois inconsciente, d’une insatisfaction profonde qui prend souvent racine dans l’angoisse; c’est parce que ce monde est imparfait et injuste, parce qu’il est frustrant, que nous cherchons à en souligner les grandeurs et les misères, que nous nous escrimons à le réinventer;
  • La littérature est un don de soi aux autres, et l’écriture un acte de communication davantage assujetti à des exigences esthétiques qu’à des contraintes d’efficacité; la littérature est la forme absolue et artistique de la communication, une forme de communication ouverte dont le décryptage du sens doit être laissé à la discrétion du récepteur, le lecteur;
  • À l’instar de ses collègues des autres disciplines artistiques, l’écrivain n’est pas meilleur que son lecteur, il ne possède ni la science infuse, ni la raison absolue, ni toutes les réponses; à vrai dire, l’écrivain n’a souvent que les questions, les mêmes questions axées sur une poignée de préoccupations communes à l’ensemble de ses semblables, qu’il arrive à reformuler de manière originale quand il en a le talent.
  • À l’instar de ses collègues des autres disciplines artistiques, l’écrivain est fondamentalement libre, de ce qu’il est, de ce qu’il peut devenir; et il est de son devoir de rappeler à tous ses concitoyens qu’ils le sont tout autant.

Il y a trente ans, un écrivain – et pas des moindres – m’a infligé un choc dont je ne me suis jamais remis, un choc que j’allais passer le plus clair des trois décennies suivantes à tenter d’infliger à mon tour, avec mes modestes moyens, à mes propres lecteurs. Juste pour cela, je me sens à tout jamais redevable à Albert Camus, dont l’oeuvre m’a la première donné une idée du pouvoir des mots et de la littérature.

Au moment de t’accueillir chaleureusement au sein de la communauté des écrivains, cher collègue, je voulais simplement t’offrir ces quelques observations comme pistes de réflexion, de discussion, comme sources d’inspiration pour entreprendre ce long et sinueux parcours qui sera tien.

Merci de m’avoir lu jusqu’au bout. Cela dit, peut-être ce petit rappel des circonstances et des raisons qui m’ont vu choisir cette voie, des contraintes de la pratique de mon art m’a fait plus de bien à moi qu’à toi…

Cordialement,

Stanley Péan