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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Harlan Ellison: des rêves aux crocs acérés

— Harlan Ellison! Tu dois être aux anges, m’a dit Corinne avec un sourire gentiment moqueur, en examinant le bouquin.

Et comment! Depuis le temps que je lui cassais les oreilles avec Ellison, mon mentor, l’écrivain qui m’a le plus marqué après Camus. J’ai pris une gorgée de pinot noir. Il faisait encore chaud, même si le ciel s’assombrissait au-dessus de la cour arrière du Petit Moulinsart. Nous revenions du deuxième de la série de quatre concerts de Roy Hargrove au Festival de jazz, prestation moyenne comparée à d’autres livrées par le fougueux trompettiste lors de précédentes visites ici. Nous avions opté pour le chic troquet de la rue Saint-Paul, deuxième station de notre chemin de croix, parce que notre amie Christiane Raby y présentait son tour de chant du côté du cigar-room, d’ailleurs baptisé Les cigares du pharaon. Il ne nous avait pas été permis de dîner à l’intérieur, mais nous avions bon espoir de terminer avant la fin du spectacle, après lequel nous comptions entendre le Trio François Carrier au Gesù puis le groupe NOMA qui jouait à l’Alizé dans le cadre de l’Off-festival.

Il m’est arrivé de décrire en ces termes l’état de grâce : un bon repas bien arrosé en agréable compagnie… et du jazz. Avec Ellison en boni, je n’étais plus loin de la béatitude.

— «Mal de solitude», ça me dit quelque chose…

Corinne avait bonne mémoire. À l’époque où je dirigeais son projet de création littéraire à l’uni­versité Laval, je lui avais imposé ce classique d’Ellison en lecture obligatoire. Datée de 1964, cette nouvelle d’horreur psychologique raconte l’histoire d’un paumé récemment divorcé qui multiplie les idylles sans lendemain sous le regard désapprobateur du monstre qui prend peu à peu forme dans un coin de son appart. Ai-je écrit horreur? Si l’on veut… Quoiqu’il doive sa renommée à son anthologie Dangereuses visions qui révolutionna la science-fiction des années 60, Ellison est un écrivain difficile à classer tant il a, en cinquante ans de carrière, exploré des genres divers : science-fiction, fantastique, épouvante, réalisme noir, essai critique, mémoire autobio­graphique, nouveau journalisme, érotisme, stand-up comic, etc. On lui doit aussi des scénarios pour le cinéma et la télé, dont l’un des grands mo­ments de la série originale d’Au-delà du réel, quelques récits pour la série The Twilight Zone des années 80, sans oublier l’épisode le plus célèbre de Star Trek (The City on the Edge of Forever, avec la sulfureuse Joan Collins en grande sœur des pauvres au temps de la Dépression). Si l’on devait absolument définir Ellison – ce contre quoi le bonhomme, plutôt caractériel, se rebiffe avec toute la véhémence dont on le sait capable – il faudrait parler de lui comme l’un des plus illustres nouvellistes des lettres américaines contemporaines (car mieux vaut passer sous silence ses rares et médiocres romans).

— Tu l’as lu, ce recueil? m’a demandé ma copine, intriguée par le titre des autres nouvelles.

Oui et non. La machine aux yeux bleus n’est pas la traduction d’un des quarante et quelques recueils d’Ellison, la plupart hélas inédits dans la langue de Molière. Il s’agit plutôt d’un florilège d’une douzaine de textes parmi ses plus représentatifs des trente dernières années. Je ne peux qu’hasarder des hypothèses pour expliquer pourquoi cet écrivain-culte — enfant-terrible au style percutant qui fut l’un des principaux catalyseurs des littératures de l’imaginaire aux États-Unis, lauréat d’un nombre incalculable de prix dont le prestigieux World Fantasy Award pour l’ensemble de son œuvre, idole de Stephen King et découvreur de Dan Simmons – est demeuré quasi inconnu dans le monde francophone. Sans doute sa prédilection pour le genre narratif bref, guère prisé par les éditeurs parisiens, y est pour quelque chose, mais allez savoir.

Outre Dangereuses visions et quelques publications en revue, les lecteurs français ne connaissaient donc de lui que deux premiers titres traduits à la va-comme-je-te-pousse et parus chez Marabout au début des années 70 (Ainsi sera-t-il et Du pays de la peur), puis quatre autres livres de meilleure facture (Gentleman Junkie, Hitler peignait des roses, La bête qui criait «Amour!» au cœur du monde, La chanson du zombie) et son reportage romancé sur les délinquants juvéniles new-yorkais (Les Barons de Brooklyn) publiés chez Humanoïdes associés il y a vingt ans. C’est d’ailleurs pour pallier à cette trop longue absence de la scène littéraire francophone qu’Ellison a composé, en collaboration avec Jacques Chambon, ce recueil de morceaux choisis, sorte de prélude à la parution en français de ses plus récents bouquins à compter de l’automne.

Pour répondre à Corinne, non, je n’avais jamais lu La machine aux yeux bleus, mais j’en connaissais le contenu presque par cœur. De la nouvelle éponyme (un joueur compulsif aux prises avec une machine à sous… hantée) jusqu’à la novella finale (le testament d’un écrivain maudit qui rappelle… Harlan Ellison!), du «Septième jour» (habile variation sur le thème du double, dont l’adaptation-télé mettait en vedette un jeune premier nommé Bruce Willis!) à «Jeffty a cinq ans» (classique sur les paradis perdus de l’enfance qui a peut-être inspiré Radio Days de Woody Allen), en passant par «Retour de flammes» (un Don Juan qui revit ses aventures en ordre chronologique inversé panique à l’idée de retomber dans les griffes de sa première épouse), ce sont vraiment douze joyaux pigés dans une réserve qui en compte une foultitude.

Quand je pense que Corinne et vous tous qui ne le connaissiez pas, aurez le bonheur de le découvrir enfin… Je vous envie, bande de chanceux et de chanceuses!