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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

En hommage à Lady I, Irène François Péan [1930-2016]

IFP

Au nom de ma sœur Marie-José et de sa fille Junia,
de mon « autre » sœur Joëlle, qui a traversé l’océan pour être avec nous ce matin,
de mon frère Reynald,
de mes propres enfants Laura et Philippe,
de mes nièces Ive, Stéphanie et Andrée-Ann,
ainsi qu’en celui de tous les membres de la famille,

 

Je tiens d’abord à vous remercier de vous associer à nous pour cet adieu à ma mère Irène François Péan, que nous surnommions affectueusement Lady I. Et j’aimerais adresser un remerciement plus particulier à mon oncle Dieter et à ma tante Éva, respectivement le beau-frère et la belle-sœur de maman, qui n’ont pas hésité à sauter dans un avion pour être avec nous en cette funeste circonstance. Mais je veux aussi remercier nos parents à l’étranger qui se joignent à nous de cœur et d’esprit, à défaut d’avoir pu venir ici

*

Depuis un quart de siècle, j’ai la prétention de gagner ma vie avec les mots, par écrit dans mes livres ou dans la presse, à l’oral sur les ondes de la radio nationale. Rarement les mots m’ont semblé aussi difficiles à choisir et aussi dérisoires qu’au moment d’entamer cet hommage à ma mère adorée, qui nous a quittés il y a déjà deux semaines. De quelle manière lui dire adieu ? Par quel bout commencer ?

Aux étés de mon enfance jonquiéroise, quand il nous arrivait à Joëlle, Reynald et moi d’être un peu trop turbulents au goût de mon père, Mèt Mo, alors que ma mère s’autorisait une petite sieste d’après-midi, Papa nous apostrophait en créole en ces termes :

Ti-moun ! Suspann fè bri, fout ! Nou pa tande manman nou ap dòmi ?

Les enfants, arrêtez de faire tant de bruit. Vous n’entendez pas que votre mère dort ?

Oui, le sommeil de ma mère s’entendait au sens propre puisque, comme mon père ne manquait jamais une occasion de le souligner plus ou moins subtilement, maman ronflait le plus souvent, comme un percolateur.

Rassurez-vous, je n’ai aucune intention de faire de ce détail anodin celui qui pourrait résumer un être aussi complexe que la Grande dame qui s’est éteinte le 12 mai dernier, alors que je veillais à son chevet, dans la pénombre de sa chambre un peu morne de l’hôpital Laval.

Dans une chambre semblable à l’Hôpital de Jonquière, en novembre 1987, j’avais veillé avec elle l’homme de sa vie que le cancer tant redouté avait fauché sans crier gare. J’ai souvent songé à cette nuit, au fil de ans, et plus particulièrement au cours des dernières semaines. Je me suis souvent rejoué cette scène, au cinéma de ma mémoire : mon père gavé de morphine dont la respiration pénible était pas mal plus bruyante que les ronflements de sa femme à propos desquels il aimait plaisanter ; et maman qui lui massait les pieds, pour les réchauffer, en entonnant des chansons haïtiennes, en français et en créole : « Choucoune », « Latibonit », les hymnes nationaux de notre moitié d’île. Et bien entendu l’incontournable « Ayiti cheri ».

Ayiti cheri pi bon peyi pase ou nanpwen
Fòk mwen te kite w pou mwen te kapab konprann valè w
Fòk mwen te lese w pou m te kap apresye w
Pou m santi vrèman tout sa ou te ye pou mwen

L’image de ma mère, penchée au-dessus du lit de son mari agonisant, en train de lui chanter les beautés de leur pays, est restée pour moi l’image même de la tendresse.

De la tendresse, maman en avait à revendre. Jamais avare de caresses pour ses enfants, elle nous bichonnait à la moindre occasion. De mes premières années, je garde le souvenir ému de sa main frôlant ma joue tandis qu’elle me rasait les cheveux. Inévitablement, mon père passant sur ces entrefaites grommelait pour la galerie, faussement jaloux : « Regardez-moi la mère et son choucou, » ou quelque autre formule du genre.

C’est vrai qu’elle m’avait surprotégé dans l’enfance, et sans doute était-ce dû au fait que j’étais arrivé dans sa vie après une couple de fausses couches, que j’avais failli ne pas survivre à ma première semaine d’existence, parce que d’une part je souffrais d’intolérance au lactose et que de l’autre maman n’arrivait pas à produire suffisamment de lait pour me sustenter. Cette histoire fait désormais partie du folklore familial. Tout comme celle des fameuses bandes dessinées de superhéros, que j’évoque décidément à chaque fois que je monte à cet autel.

Lassée de devoir me lire les aventures de Spiderman, Captain America et consorts, maman m’avait appris l’alphabet vers trois ans et demie, quatre ans. Elle pensait ainsi se sauver de cette corvée de lecture qui ne lui plaisait pas forcément, allez savoir pourquoi. Elle avait tort, parce sitôt mes comic books lus, déjà verbomoteur à l’époque, je la poursuivais partout dans la maison pour lui raconter ce qui arrivait à mes héros préférés. Pour avoir la paix, elle avait pris l’habitude de s’excuser poliment et d’aller à la toilette, prétextant un quelconque besoin et espérant que je me trouve une autre occupation… ou une autre victime.

Une fois, c’est elle qui me l’a raconté, soupçonnant anguille sous roche, j’aurais utilisé un crochet à tricot pour déverrouiller la porte de la toilette, la trouvant debout devant le lavabo à se tenir la tête à deux mains. À ma mère stupéfaite, j’aurais alors dit quelque chose comme : « Aha, je savais bien que tu ne faisais rien ici. Maintenant, laisse-moi finir de te conter ce qui s’est passé entre Peter Parker et sa copine… »

On en rit encore dans la famille. Et Claude Godin, qui fut mon premier réalisateur à Radio-Canada, à qui j’avais relaté l’histoire, avait épilogué en rigolant : « Sans doute ta mère se tenait-elle la tête en se disant : et dire qu’un jour ils le paieront pour parler à la radio ! »

C’est à cette même époque que Maman avait cessé de m’amener à la messe du dimanche, où j’étais déjà une source d’embarras. Parce que plutôt que d’écouter le sermon du curé de l’Église Saint-Dominique, je préférais me mettre debout sur le banc et chanter mes chansons préférées de Pierre Lalonde, pour le plus grand plaisir des p’tites madames de Jonquière qui voulaient vraisemblablement encourager mon éventuelle vocation de crooner. « Oui, Caroline… »

Il me faut ajouter que l’église Saint-Dominique n’en avait pas fini avec nous. L’anecdote qui va suivre, je l’ai transformée un brin et intégrée à l’un de mes romans pour adolescents, La Mémoire ensanglantée, il y a une vingtaine d’années. Au sortir de l’école Saint-Luc, notre chère Joëlle avait pris l’habitude de faire escale à l’église avec quelques copines. Les écolières se cachaient sous les bancs à l’arrière pendant la messe de fin d’après-midi et hululaient comme des fantômes pour effrayer les paroissiennes venues à l’office. Puis elles se sauvaient en courant de crainte de devoir subir la colère du curé en chaire. À cette distance, le prêtre ne pouvait certes pas identifier les fillettes qui perturbaient son office… sauf une, évidemment ! Avec le recul, je crois qu’on pourrait hasarder que Joëlle est à l’origine de l’expression « minorité visible » si chère aux adeptes de la prétendue rectitude politique.

Inutile de dire qu’en recevant les plaintes du curé, Mèt Mo avait piqué une de ces colères tempétueuses qui nous faisaient toujours songer à celles des personnages incarnés par Louis de Funès. Ma mère était de son côté demeurée calme et avait plutôt avisé Joëlle des dangers qu’elle courait en usurpant l’identité d’un spectre. « Attention, Joëlle, lui avait-elle dit en substance. Peut-être que de vrais fantômes en prendront ombrage et viendront te tourmenter dans ton sommeil. »

– Allons, maman Irène, les fantômes, ça n’existe pas, avait répondu Joëlle, en citant une comptine issue d’une série de télé pour enfants. Ce sont des histoires, ce sont des histoires…

– C’est ce que tu crois, avait opiné ma mère, qui en était restée là.

Peut-être une semaine plus tard, un soir, bien après l’heure du dodo, maman était entrée dans la chambre que je partageais avec Reynald pour y prendre un drap blanc qu’elle s’était mis sur la tête. Et elle était allée ensuite réveiller Joëlle en hululant de la même manière qu’elle et ses copines à l’Église.

– Maman ! avait alors hurlé à tue-tête Joëlle, terrorisée, faisant du coup rebrousser chemin au revenant qui la menaçait.

Après que ma mère se soit débarrassée du drap pour courir à son secours, après que Joëlle ait entendu le reste de la maisonnée rire aux éclats, ma sœurette avait alors essayé de nous faire croire que c’était parce qu’elle l’avait reconnue sous son déguisement qu’elle avait crié « maman ». Yeah, right !

Tendre (certes), espiègle (volontiers), ma mère savait aussi se montrer impitoyable. Mes frères et sœurs et moi nous sommes toujours entendus là-dessus : il valait mieux se faire engueuler et punir par mon père qu’encourir une seule des colères glaciales de Lady I. Croyez-en mon expérience, on ne rétorquait pas impunément à Irène François Péan. Je me rappelle une fois, à cinq ans, où je faisais la fine bouche devant un repas qui ne me plaisait pas.

– Pense à tous ces enfants miséreux, en Haïti ou ailleurs, qui n’ont rien à manger, m’avait dit ma mère.

– Envoie-leur mon assiette, avais-je répliqué en repoussant mon plat.

La claque que j’avais reçue derrière la tête ce midi-là m’avait dissuadé à tout jamais de faire le fin finaud avec Lady I.

Pas aisément émue par les larmes de crocodile auxquelles tout enfant recourt pour susciter la pitié de ses parents, ma mère nous disait souvent : « C’est ça, pleure : tu pisseras moins. »

Cette sévérité était amplement compensée par cet humour si particulier, dont je crois avoir hérité au même titre que mes frères et sœurs. Quand l’un de nous, je parle des garçons, posait un geste qui lui déplaisait, il n’était pas rare qu’elle le menace de lui parler de sa mère. « Attention, je vais te parler de ta mère, que j’ai bien connue. Femme très connue à Port-au-Prince. Trop connue, pourrais-je même dire… »

Par esprit ludique, elle n’hésitait pas à laisser entendre qu’elle n’avait porté qu’une seule enfant, sa fille chérie Marie-José, qu’elle avait trouvé dans une allée et recueillis ses présumés fils, les rejetons de cette femme de mauvaise vie dont elle finirait par nous parler si nous la poussions à bout… Ma mère avait aussi coutume de me dire : « Ne laisse jamais personne te traiter de mal élevé parce que, moi, je sais que j’ai fait mon devoir comme il faut. Maintenant, ajoutait-elle avec malice, il se peut que tu sois un malappris et ça, ce n’est pas de mon ressort. » La nuance n’est pas banale. Comme Lady I était peintre et qu’elle jouait du piano classique, les nuances, elle connaissait.

Le jour où Reynald avait été foutu à la porte du cours de notre père – eh bien, oui, mon frère cadet a l’insigne honneur d’être le seul d’entre nous à avoir eu Mèt Mo comme professeur – ce jour où il avait été chassé tel un cancre, mon père avait bien prévenu Rey au moment où il sortait de la classe, sous les regards amusés et ébahis de ses condisciples : « Sachez que j’appellerai chez vous. »

En entrant à la maison ce soir-là, tout penaud, Reynald avait demandé à ma mère affairée à la préparation du repas si mon père lui avait téléphoné.

– Non, avait menti ma mère, coquine. Pourquoi ?

Après avoir entendu la version de Reynald de l’incident qu’elle connaissait déjà, ma mère avait simplement conclu.

– Il est présentement dans sa chambre, alors je te suggère d’aller régler ça avec ton prof.

Ah, la nuance !

*

Comme beaucoup d’Haïtiens de leur génération, mon père et ma mère avaient fui leur pays en proie à l’appétit anthropophage du dictateur et de ses sbires. Ils s’étaient établis au Québec, où l’un et l’autre avaient enseigné, mon père pendant vingt ans, ma mère deux ou trois ans seulement.

Dans mon enfance, elle et lui parlaient très peu des raisons de leur exil, de ce qu’ils avaient vécu sous Duvalier. Ce n’est que très récemment, après les funérailles de Gérald ou de Steve, je ne me souviens plus, que maman avait évoqué l’une de ces histoires de terreur que mon père et elle avaient gardé toutes ces années au fond de l’armoire à squelettes.

Un ami de mon père, un opposant du régime, avait confié à Mèt Mo une mallette au contenu indéterminé pour qu’il la cache. Un jour où ma mère était seule à la maison avec Mie-Jo encore gamine, des tontons macoutes étaient débarqués à la recherche de la mallette en question. Sans égard pour la femme et la fillette qu’ils terrorisaient, les sbires de Papa Doc avaient saccagé la maison, sans rien trouver, jusqu’à ce que l’un d’entre eux remarque la trappe du grenier, au-dessus du lit de ma sœur.

Quand la brute a fait mine de monter sur le lit, pour accéder au grenier où se trouvait effectivement la mallette, ma mère avait littéralement pété les plombs.

– Je vous interdis de mettre vos bottes sales sur le lit de ma fille ! lui avait-elle crié, toutes griffes sorties, au péril de sa vie. Vous avez mis ma maison à sac sans trouver ce que vous cherchiez ! Ça suffit, maintenant ! Je veux que vous partiez, sur le champ !

Estomaqué, le tonton macoute avait figé. À mon père arrivé sur ces entrefaites, l’un de ses collègues aurait simplement demandé :

– Mais comment tu fais, avec cette femme-là ?

Mèt Mo aurait secoué la tête, l’air de lui dire : « Compère, ne pose pas de questions… »

Une fois les tontons macoute partis, maman n’avait pas manqué de réprimander vertement mon père et d’exiger qu’il lui révèle le contenu de la fameuse mallette : une machine à ronéotyper, utilisée pour l’impression de tracts anti-duvaliéristes. C’était le bouquet ! Lady I avait alors explosé. Bien sûr, comme tout le monde, elle souhaitait la chute du régime. Mais mon père comprenait-il qu’il avait mis en péril la vie de ses enfants ? Intraitable, elle lui avait ordonné de faire disparaître sur le chant le cadeau empoisonné de son ami ; qu’il trouve un autre endroit où cacher sa machine !

Et ma mère d’ajouter que chaque fois où, par la suite, elle avait croisé ces matamores dans les rues de Port-au-Prince, chaque fois qu’ils avaient osé la saluer bien bas, elle s’était fait un devoir de les regarder de haut, refusant de leur retourner la politesse.

Une grande dame digne, voilà l’image qu’elle projetait, l’image que garderont d’elle toutes celles et tous ceux qui l’ont connue.

*

C’est ce pays mortifère qu’ils avaient finalement fui, à contrecœur parce qu’ils l’avaient dans le sang. C’est cette amère-patrie qu’elle et lui avaient déserté, dans l’espoir de pouvoir nous donner une vie meilleure au Québec, loin de la barbarie du régime de Papa Doc. Et s’ils n’en parlaient que pour évoquer avec nostalgie la grandeur passée de leur Haïti chérie, ils n’ont je crois jamais cessé d’y rêver. D’ailleurs, ils caressaient le projet d’y retourner en 1987, après l’historique dechoukaj. Maintenant que mon père était arrivé à l’âge de la retraite, maintenant que Baby Doc avait été condamné à l’exil, ils allaient enfin pouvoir rentrer chez eux.

Le Destin en a décidé autrement, en ravissant à ma mère l’homme de sa vie.

– C’est le cancer, m’avait-elle annoncé d’une voix blanche au téléphone, ce fatidique matin de novembre. C’est sans rémission.

Le week-end suivant, quand je l’ai rejointe au chevet de mon père à l’hôpital de Jonquière, je l’ai vu pleurer pour la première fois de ma vie. J’avais 21 ans. Ma mère n’avait jamais été femme à faire de ses émotions un spectacle. Mais là, elle était sur le point de perdre l’Amour.

Avec les douaniers de Port-au-Prince qui exigeaient qu’elle ouvre l’urne renfermant les cendres de mon père qu’elle ramenait au pays, pour en vérifier le contenu, Lady I s’était montrée aussi farouchement intraitable qu’avec les macoutes d’autrefois.

Comment Mèt Mo avait-il fait, avec cette femme-là à laquelle il avait été marié pendant 37 ans ?

La réponse était fort simple : il l’avait aimée autant qu’elle l’aimait en retour.

Et après avoir inhumé Mèt Mo chez lui conformément à son souhait, elle avait à nouveau choisi le Québec, qui n’était plus une terre d’exil mais plutôt le pays où elle finirait ses jours, avec ses enfants et ses petits-enfants chéris.

*

Il y aurait tant à dire sur le courage de Lady I, son opiniâtreté, sa grandeur d’âme, son humour particulier et sa tendresse. Tant d’anecdotes à raconter. Comme ce mercredi soir de mon adolescence où j’avais pour la première fois invité à la maison une copine du Cégep dont j’étais follement épris, et que ma mère avait accueilli avec un souper cinq services, sans se douter que bien des années plus tard cette jeune femme mettrait au monde ses deux derniers petits-enfants. Ou comme ce samedi matin du début de ma vingtaine, où je déjeunais pour la première fois sous le toit de mes parents en compagnie de ma première compagne officielle, au terme d’une nuit dans la chambre que m’avait gracieusement cédé mon père.

– Vous avez bien dormi, tous les deux ? nous avait demandé maman.

– J’avoue que j’ai eu un peu froid, avais-je candidement répondu.

– Mademoiselle, je n’ai pas de félicitations à vous faire, avait alors balancé maman, taquine, à ma copine dont les joues avaient rougi à vue d’œil.

Chacun de nous pourrait écrire un roman à son sujet, et qui sait peut-être le ferai-je… ? Mais le temps file et je m’en voudrais de prolonger indûment ce témoignage de toute manière condamné à n’être pas exhaustif.

Je n’avais jamais vu pleurer ma mère avant la mort de son mari, vous disais-je. Hélas, ces dernières années m’avaient donné beaucoup trop d’occasions de la voir en larmes. D’abord, ce funeste soir de Noël 2011 où des ambulanciers avaient dû emporter à l’hôpital Reynald, son bébé, celui avec qui elle avait vécu dans une bulle de complicité ses premières années de veuvage à Jonquière, son Rey atteint d’une maladie grave dont il aurait pu, redoutait-elle, ne pas se remettre. Puis, coup sur coup, le décès de mes frères Gérald et Steve, en 2012 et en 2014.

Comment dire la douleur de cette femme orgueilleuse qui, à cause de ses ennuis de santé, n’avait pu venir en cette église assister aux funérailles de ses deux fils aînés ?

À l’hôpital Laval, sur ce lit où elle avait rendez-vous avec la Mort, avec la fin de ses souffrances, j’ai cependant vu Lady I sourire plus d’une fois. Je n’évoquerai ici que le dimanche après-midi où mon fils Philippe dessinait et colorait les images qu’il devait présenter à sa classe dans le cadre d’un exposé oral, des images qu’il était à juste titre fier de montrer à sa grand-mère alitée, sa grand-mère l’artiste. Des images de superhéros de sa propre invention. On n’en sort décidément pas. Je l’ai regardée sourire à Philippe, devinant les réminiscences que lui inspiraient sûrement les dessins de mon fils. Cette pomme-là, se disait sans doute maman, n’était pas tombée trop loin de l’arbre.

*

Un peu moins d’une semaine avant sa mort, le vendredi du début des soins d’accompagnement, j’ai couru rejoindre ma sœur au chevet de la souffrante. Quelques minutes avant mon arrivée, ayant reçu sa première injection de morphine, ma mère au bout de son rouleau avait annoncé solennellement qu’elle en avait assez, qu’elle s’en allait. Mie-Jo l’avait prié d’attendre un peu, lui disant que j’allais arriver de Montréal d’une minute à l’autre et que j’aurais aimé la voir une dernière fois avant son départ. Lady I avait acquiescé, souveraine, comme si elle était encore maîtresse de son destin. Mie-Jo m’a laissé quelques instants seul avec elle, le temps de quelques pitoyables salutations de ma part.

Après, au retour de ma sœur dans la chambre, Lady I nous a demandé à nouveau de la laisser partir. Hoquetant, je lui ai dit que personne ne la retenait, qu’elle avait fait son devoir de mère et encore bien plus. Elle nous avait élevés, bien élevés de surcroît et tant pis si nous agissions occasionnellement en malappris, nous étions tous adultes et autonomes. Elle pouvait, lui disais-je, partir en paix. Et elle l’aurait fait dès lors, s’il n’en avait tenu que de sa volonté propre.

Mais le cœur est un muscle involontaire.

Avec à l’esprit le souvenir de la dernière nuit de Mèt Mo, Mie-Jo lui a alors suggéré qu’on chante pour elle. Lady I avait acquiescé de la tête. S’en est suivi un pot-pourri de chansons dont nous oublions un peu les paroles, ponctuée de sanglots et de larmes ; disons-le, une belle cacophonie à laquelle ma mère n’a pas tardé à mettre un terme en ouvrant un œil et en levant une main pour demander un répit pour son oreille musicale. « Ça suffit. »

*

J’avais le pressentiment que la nuit du 12 mai serait la dernière de maman, qu’elle ne verrait pas l’aube du vendredi 13. Bien qu’à son chevet, je ne suis pas certain de l’heure précise de son départ, concentré sur la rédaction d’une lettre quelconque. Une des infirmières de garde était passée faire sa ronde vers 22h00, 22h15 peut-être, pour s’assurer que maman ne manquait de rien. Puis, je me souviens de m’être arraché à mon écriture, d’avoir levé les yeux de mon écran illuminé pour balayer du regard la chambre enténébrée où quelque chose me semblait avoir changé.

L’horloge murale indiquait 23h00. Il régnait un silence glacial. Ce genre de silence-là.

Il y avait peut-être cinq, dix minutes que le bruit de sa respiration avait cessé.

Je l’ai interpellé, deux fois. Elle n’a pas répondu. Je lui ai pris la main. Elle était si froide.

J’avais compris.

J’ai appelé ma sœur, pour qu’elle vienne me rejoindre pour répondre avec moi aux questions du médecin de garde. La suite n’est qu’un enchaînement de formalités sans grand intérêt.

Lady I était partie si discrètement, ainsi qu’elle le réclamait depuis quelques temps, nous laissant à notre chagrin.

Ma mère était une femme extraordinaire. Ce n’est pas moi qui le dis, mais son petit-fils Philippe à qui ce mot est spontanément venu à l’esprit quand on lui a demandé ce qu’il dirait de sa grand-maman paternelle.

Au nom de vous tous et tous qui aimiez Lady I et qui continuerez de l’aimer en son absence, car c’est le lot des gens extraordinaires, j’aimerais remercier ici publiquement ma sœur Mie-Jo, sa seule enfant légitime, pour avoir pris soin de maman avec autant d’amour et de diligence aux dernières années de sa vie.

Mes frère et sœurs, mes enfants, mes parents et amis, vous toutes et tous ici assemblés pour lui rendre hommage, il va sans dire que je partage et comprends la peine qui vous étreint.

Pleurons ensemble alors, en gardant à l’idée qu’elle a mérité ce repos désormais sien.

Pleurons ensemble, c’est libérateur.

Pleurons, mais pas trop bruyamment s’il vous plaît tout de même.

Nou pa tande lap dòmi ? Vous n’entendez pas qu’elle dort ?

 

Hommage prononcé en l’église Saint-Thomas d’Aquin le 28 mai 2016, à l’occasion de funérailles d’Irène François Péan