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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

En hommage à Jacques Michel Steve Péan [1955-2014]

Funérailles Steve Péan

Aux funérailles de JACQUES MICHEL STEVE PÉAN
25 novembre 1955 – 6 octobre 2014

 

Au nom de ma mère Irène,
de ma sœur Marie-José et de sa fille Junia,
de mon frère Reynald,
de notre « autre » sœur Joëlle, séparée de nous par un océan,
de mes enfants Laura et Philippe,
ainsi qu’en celui de tous les membres de la famille Péan,

Je veux d’abord vous remercier de vous associer à nous aujourd’hui pour cet adieu à Steve. Vous me permettrez d’adresser des remerciements plus particuliers à notre cousin Harry Dietz et sa femme Lisette, pour leur inestimable soutien à ma sœur Marie-José dans les heures qui ont suivi le décès de mon frère, alors qu’il lui fallait faire l’aller-retour Québec-Sherbrooke pour les plus détestables formalités qui soient. Merci également à notre chère Marlène Jean-François Lauriston et à son mari Christian, toujours fidèles au poste, toujours solidaires en temps de crise.

*

Étrange et désagréable sensation de déjà vu : il n’y a pas encore deux ans, je me tenais ici même pour rendre un dernier hommage à notre frère aîné, Gérald. J’ai l’impression que c’était hier, mais je le dis sans la moindre nostalgie. Non seulement je n’avais pas imaginé que je serais de retour si tôt dans en cette église et dans des circonstances similaires mais, croyez-moi, je n’avais aucune intention de faire de ces hommages une habitude.

Hélas, il semble que le sort en ait décidé autrement.

Depuis l’annonce du décès de Steve, depuis qu’il a été convenu que je prendrais à nouveau la parole au nom de ma famille pour l’occasion, je n’ai cessé de chercher comment esquisser pour vous le portrait du disparu. Aux funérailles de Gérald, je vous avais confié qu’à l’âge de trois, quatre ans, mes deux frères aînés m’apparaissaient comme ces superhéros des comic books américains dont je raffolais des exploits.

Les superhéros ne meurent pas, c’est connu. Ou si rarement. Ou juste pour mieux revenir grâce à une astuce scénaristique pas toujours vraisemblable. Les superhéros ne meurent jamais, au contraire de ces hommes et des femmes en chair et en os qui nous sont chers et qui un jour ou l’autre sortent de notre vie, quittent notre monde.

Les hommes et les femmes, la vie qui les anime, sont si fragiles, ainsi que l’ont chanté Luc de Larochelière et Sting. C’est pourquoi il faut savourer au maximum tous les moments que nous pouvons passer auprès des gens de notre entourage.

À défaut d’être un surhomme, Jacques Michel Steve Péan, mon frère, mon parrain, a tout de même été dans sa jeunesse un athlète accompli. J’ai cherché en vain dans mes archives personnelles la coupure de journal qui me rendait si fier, enfant; une coupure de journal que j’avais d’ailleurs intégrée à une présentation orale sur ma famille quand j’étais à l’école primaire. C’était juste un entrefilet paru dans Le Réveil de Jonquière, si ma mémoire ne me fait pas défaut; quelques lignes sur ce jeune hockeyeur d’origine haïtienne qui s’était illustré comme l’un des meilleurs marqueurs de sa ligue cette saison-là. L’article datait, si je ne m’abuse, de février ou mars 1967; c’est dire que ma famille venait tout juste de s’installer au Saguenay, que Steve n’avait pas encore douze ans et qu’il en était à son premier hiver québécois.

N’ayant à ce jour jamais appris à tenir droit sur des patins, encore moins à traverser l’aire d’une patinoire sans constamment me retrouver les quatre fers en l’air, je ne peux évoquer cet exploit sans un brin d’admiration… mêlé de jalousie.

Pourtant, si je ne sais toujours pas patiner à l’approche de la cinquantaine, ce n’est pas faute d’avoir eu un entraîneur d’expérience. Sur la patinoire artisanale qu’on avait je ne sais plus pour quel motif érigée dans la cour arrière de la maison familiale, rue Sainte-Catherine à Jonquière, Steve avait bien essayé de m’apprendre, en faisant montre d’une patience infinie. Qu’il ait en bout de ligne échoué en dit davantage sur mes propres lacunes que sur ses talents de pédagogue.

C’est drôle : je ne peux m’empêcher de songer que Steve, grand passionné de sport, de tous les sports, joueur émérite non seulement de hockey, mais aussi de baseball, de basket-ball et de football américain, avait autrefois nourri l’ambition de faire carrière professionnelle dans l’une ou l’autre de ces disciplines… et qu’il avait apparemment dû y renoncer à cause d’une faiblesse aux genoux.

Y songeait-il encore, à cette ambition de jeunesse, ces dernières années? Je ne saurais le dire, honnêtement. Dans un message publié sur Facebook au lendemain de la triste nouvelle, Reynald décrivait notre frère comme un « blagueur invétéré qui pouvait nous faire rigoler sans bon sens » et aussi comme « un homme de cœur ». Cette description est certes fidèle au personnage. Mais, pour toutes sortes de raisons qui lui appartiennent, Steve était aussi devenu au fil des ans un homme un peu mystérieux, relativement réservé, avare de confidences sur sa vie intime et intérieure, voire un brin pudique.

Même adulte, je me plais à penser que Steve avait en commun avec les superhéros de mes comic books d’enfance une identité secrète, connue de très peu de gens, qu’il protégeait précaution­neusement.

*

Depuis deux semaines, je n’ai cessé de ressasser mes souvenirs de Steve, étonné moi-même par ceux que sa mort faisait ressurgir. Je me suis notamment rappelé cet été au cours duquel mon père, ma mère, Reynald et moi étions allés passer une semaine ou deux à Montréal, où vivaient alors ma sœur Marie-Josée et mon frère Steve, à quelques pas l’un de l’autre, rue Dupuis dans le quartier Côte-des-Neiges. Mie-Jo travaillait déjà à l’époque et Steve était alors inscrit aux HEC, ce dont Mèt Mo notre père était immensément fier, puisque Steve était le premier de ses fils à fréquenter l’université.

Pendant ce séjour, alors que les autres logeaient dans le grand appartement de Mie-Jo, j’avais opté de dormir quelques nuits chez mon parrain. Vous dire le sentiment de liberté grande, associé à ces moments passés avec Steve, chez Steve! C’était d’abord et essentiellement lié à la possibilité d’aller au lit plus tard, quitte à somnoler vaguement l’un et l’autre devant le soporifique 2001, Odyssée de l’espace de Kubrick à la télé. Mais je me souviens aussi d’avoir bénéficié des conseils de Steve qui avait bien remarqué mon intérêt pour une ravissante jeune fille de mon âge qui, comme moi, venait jouer au badminton le jour dans la cour de l’école non-loin de l’immeuble de Steve.

Là encore, comme sur la patinoire artisanale rue Sainte-Catherine à Jonquière quelques années auparavant, Steve s’était imposé le rôle d’entraîneur pour le piètre soupirant que j’étais, avait cherché à m’encourager à adresser la parole à la gamine, ne serait-ce qu’à lui demander son nom pour commencer.

Que Steve ait échoué dans ses tentatives de m’éduquer en matière de séduction comme dans ses tentatives de m’apprendre à patiner en dit encore une fois beaucoup plus sur mes propres lacunes que sur ses capacités à jouer les Cyrano de Bergerac.

Mais passons…

*

Revenu au Saguenay sans avoir terminé le baccalauréat amorcé aux HEC, au grand dam de Mèt Mo qui espérait plus pour lui et de lui, Steve avait emménagé avec sa copine de l’époque Martine et la fille de celle-ci, à un jet de pierre du Cégep de Jonquière dont il avait obtenu un deuxième DEC, celui-là en administration. Au temps de mes propres études collégiales, j’allais à l’occasion dîner chez mon frère, pas seulement pour éviter la bouffe de la cafétéria, mais pour le plaisir de pouvoir échanger avec lui, pour écouter ses blagues.

Je ne partageais pas sa passion pour le sport, mais on parlait volontiers des copains que nous avions en commun, de cinéma, de la vie des acteurs et actrices qu’on aimait et de musique aussi. Comme tout le monde chez moi, Steve était mélomane – et à vrai dire assez fin connaisseur en matière de musique soul, funk et rhythm’n’blues – et je lui dois la découverte d’un certain nombre de musiciens dont j’apprécie encore le travail, de Grover Washington Jr à Ray Parker Jr en passant par Bill Withers.

Dans l’environnement chaleureux de l’appartement qu’il partageait avec Martine, dans cette toute première vie de couple, alors que nous partagions le repas préparé par lui, je découvrais à Steve un nouveau visage, celui du conjoint attentionné, de l’homme de maison, du père de substitution. Et je dois dire que cette deuxième identité, pas du tout si secrète, lui allait comme un gant. Et même si rien ne me permet de l’affirmer, même s’il ne m’a jamais fait de confidences à cet effet, j’ose croire qu’une part non-négligeable de lui a regretté que le Destin, ce cruel voleur, ne lui ait pas donné l’occasion d’aller plus loin dans cette vocation paternelle qui lui convenait.

Ce rôle d’homme de maison, Steve avait eu à le tenir auprès de ma mère au lendemain du décès de mon père et je regrette un peu qu’aucun de nous, ses frères et sœurs, n’ait jamais pensé à le remercier formellement d’avoir soutenu quotidiennement Lady I aux premiers temps de son veuvage, à ses dernières années à Jonquière.

*

Dans ce même message publié sur Facebook la semaine passée, Reynald rappelait aussi avec justesse Steve avait ces dernières années vécu son lot d’épreuves, toutes liées à une santé déclinante. Il y a dix ans, au printemps 2004, un premier malaise grave l’avait momentanément plongé dans le coma. Il avait échappé à la Faucheuse, cette fois-là, comme il avait su échapper aux autres pièges qu’elle lui avait tendus par la suite. Tout semblait lui permettre enfin d’être heureux, ajoutait Rey avec un clin d’œil à Diane, qui partageait la vie de Steve depuis quelques temps. Et mon cadet de conclure avec émotion : « on ne peut que souhaiter qu’il trouve le repos. Repose en paix, Steve Péan. Tu nous manques déjà. »

La mort d’un être cher et proche ébranle, déconcerte, désempare; elle nous rend notamment beaucoup moins brillant et éloquent qu’on croit l’être, elle réduit à néant beaucoup de nos certitudes déjà fragiles. Il y a presque deux ans, en cette même enceinte, j’ai eu le culot de vous faire l’aveu que je ne croyais pas en cette vie éternelle que promet l’Évangile. À l’oubli, inéluctable, qui nous guette, à la mort, impitoyable, qui nous fauchera tous et toutes, c’est certain, je n’ai personnellement jamais su opposer que ces réminiscences attendries, vaguement amusantes, qui seules garantissent à nos chers disparus la place permanente qui leur revient de droit dans nos mémoires et dans nos cœurs…

C’est bien peu en la circonstance, je le sais bien. C’est rien que ça mais c’est déjà ça, au moins. C’est tout ça, au fond.

Adieu, Steve.

 

Hommage prononcé en l’église Saint-Thomas d’Aquin le 18 octobre 2014, à l’occasion de funérailles de Jacques Michel Steve Péan