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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Le «coeur créatif» d’abord

Monsieur le premier ministre,

Il fut intéressant, même stimulant, de vous voir commencer votre discours inaugural sur le thème de la culture et des artistes et rappeler à quel point le Québec s’exprime et se raconte par la musique, la littérature, le théâtre, la danse, le cirque, le cinéma et la peinture. L’annonce de la création d’un Fonds spécial destiné à encourager nos entreprises culturelles et nos artistes à mener des projets majeurs sur la scène internationale est aussi une nouvelle intéressante en soi.

Toutefois, ces mots ont aussi de quoi laisser perplexe. Les réalisations artistiques et culturelles dont nous sommes si fiers collectivement et qui font notre renommée internationale reposent en vérité sur des pieds d’argile; elles sont érigées sur un «coeur créatif» d’artistes, d’organismes et de travailleurs qui tirent le diable par la queue et qui voient constamment, comme groupe, leur condition se détériorer.

Vous vous dites peut-être que ce sont les plaintes habituelles des artistes que vous lisez là. La question, pourtant, est beaucoup plus fondamentale. Voyez un peu ce qu’en disent non pas les artistes, mais des intervenants économiques on ne peut plus neutres.

La Chambre de commerce du Montréal métropolitain publiait en novembre 2009 les résultats d’une recherche imposante sur le secteur culturel. Devinez quel était l’un de ses trois constats majeurs. Je cite le résumé de l’étude: «Si notre secteur culturel est économiquement vibrant, le “coeur créatif” demeure fragile. Les artistes sont les travailleurs les plus précaires du secteur culturel. Rien là de si nouveau, mais nous en avons une démonstration chiffrée.» Encore aujourd’hui, le revenu moyen des artistes, auteurs et interprètes est d’environ la moitié du salaire moyen de l’ensemble du secteur culturel. Beaucoup d’autres travaux vous confirmeront tout cela, dont ceux de l’Observatoire de la culture et des communications.

Vous conviendrez certainement, Monsieur le premier ministre, que la culture québécoise ne peut pas se bâtir sur un «coeur créatif» aussi précaire. Elle le fera encore moins dans le contexte où la révolution numérique achève de rendre inopérantes toutes les protections que nous nous étions données, comme les quotas de diffusion à la radio et à la télévision, pour ne parler que de celles-là. Sur Internet, plus aucune protection n’existe; la concurrence s’y développe à l’état pur.

Le renforcement du «coeur créatif», c’est la condition primordiale de notre réussite, c’est la priorité de toutes les priorités en culture. Si on a le sens de l’histoire et de la durée, convenons que c’est là qu’il faut agir.

Or, agir en cette matière est d’autant plus facile que la solution est bien connue. Le coeur créatif du Québec est d’abord et avant tout soutenu par le Conseil des arts et des lettres du Québec (et, dans certains cas, par la SODEC). Le CALQ, pour ne parler que de lui, investit les ressources qui lui sont confiées dans les créateurs les plus talentueux, tels qu’ils sont reconnus par leurs pairs. Cette formule a fait ses preuves. La grande majorité de nos artistes ou organismes qui font la renommée du Québec aujourd’hui ont reçu, à un moment donné ou à un autre de leur parcours, un coup de pouce du CALQ pour émerger, innover ou exceller au niveau de la création, de la production et de la diffusion. Cette excellence est à la source même de la valeur économique du secteur culturel québécois et de son rayonnement international. Voilà longtemps déjà que le besoin de renforcer le CALQ a été mis au jour. Malheureusement, chaque année qui passe ne fait que rendre la chose plus urgente.

Au lendemain de votre discours inaugural, force est de constater que la question reste entière: allons-nous encore une fois manquer ce rendez-vous? Je ne peux qu’espérer que ce ne sera pas le cas et que ce rappel saura retenir votre attention, ainsi que celle de vos ministres des Finances et de la Culture, dans la préparation du prochain budget.

Stanley Péan, écrivain
au nom de Mouvement pour les arts et les lettres