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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Quels intérêts sert le journalisme aujourd’hui?

Informer est-il encore d’intérêt public? nous demandent les organisateurs de ce colloque portant sur Les médias et la démocratie, avec une justesse criante. Poser cette question, c’est inviter à cette réflexion plus que nécessaire sur la pertinence du travail journalistique dans une société livrée aux lois néolibérales du marché selon lesquelles tout produit, fusse-t-il matériel, culturel ou intellectuel, se voit d’office réduit au seul statut de bien de consommation, et sa production assujettie aux caprices de l’offre et de la demande.

Quels intérêts servent donc les journalistes d’aujourd’hui, au Québec ou ailleurs, quand leur parole est délibérément amalgamée, assimilée à l’incessant bavardage public forcément en vogue à l’heure actuelle dans l’agora médiatique, selon les principes d’un relativisme absolu qui permettent de laisser entendre que les états d’âme narcissiques de n’importe quelle personnalité en vue du showbiz relèvent de l’information, voire du commentaire éditorial? Sous le fallacieux prétexte de démocratiser le débat public, les patrons des médias de masse entretiennent sciemment la confusion entre les genres, qui vise à rendre systématiquement divertissante, donc inoffensive, voire anesthésiante, l’information dont les enjeux et la fonction devraient pourtant, idéalement, se situer ailleurs.

Ailleurs? Mais où donc?

Dans les pages de Caliban, éphémère revue fondée en 1947 par Jean Daniel, éditorialiste au Nouvel Observateur, l’écrivain, philosophe et journaliste Albert Camus (Nobel de littérature, 1957) adressait aux médias français de son temps la critique acerbe qui suit, dont on jurerait qu’elle pourrait concerner notre scène médiatique contemporaine:

Loin de refléter l’état d’esprit du public, la plus grande partie de la presse française ne reflète que l’état d’esprit de ceux qui la font. À une ou deux exceptions près, le ricanement, la gouaille et le scandale forment le fond de notre presse. À la place de nos directeurs de journaux, je ne m’en féliciterais pas: tout ce qui dégrade en effet la culture raccourcit les chemins qui mènent à la servitude. Une société qui supporte d’être distraite par une presse déshonorée et par un millier d’amuseurs cyniques, décorés du nom d’artistes, court à l’esclavage malgré les protestations de ceux-là mêmes qui contribuent à sa dégradation.

S’engager comme résistant par rapport aux modes et au discours consensuel, telle était l’une des fonctions essentielles qu’attribuait l’auteur de L’Homme révolté à l’intellectuel et au journaliste, ainsi que le rappelle avec brio Jean Daniel dans son essai Avec Camus: comment résister à l’air du temps. Pour Daniel, comme pour Camus, l’information est indissociable d’une culture qui inclut philosophie et littérature, et exclut le racolage. En face des sirènes de l’audimat, dont le chant conforte surtout les intérêts privés, journalistes et intellectuels se doivent de s’opposer en imperturbables champions de la réflexion, du rejet de l’arbitraire et de l’absolu, et enfin du scepticisme salvateur.

À cette condition, et à cette condition seulement, peuvent-ils servir la démocratie et le bien commun.