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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Écrire pour les jeunes et les moins jeunes

Certains collègues du milieu littéraire sérieux semblent souvent surpris que j’aie, parallèlement à mon œuvre en littérature générale, publié une demi-douzaine d’ouvrages destinés aux adolescents et même un album pour les tout-petits. À l’occasion, cette surprise se teinte même d’un brin de mépris, à l’idée que je me sois compromis dans ce créneau paralittéraire, cette sous-littérature. À l’inverse, les lecteurs et lectrices qui connaissent surtout mes romans pour adolescents ignorent parfois que j’ai débuté ma carrière en littérature générale, s’étonnent à l’occasion de la teneur de ces livres – en l’occurrence, six recueils de nouvelles noires et fantastiques, deux romans de même eau et un essai sur le jazz – des œuvres qui manifestement se destinent pas à un lectorat averti.

Pourtant, n’en déplaise aux esprits chagrins qui souscrivent à l’idée reçue selon laquelle les livres destinés à la jeunesse ne relèvent pas de la littérature, c’est toujours le même Stanley Péan qui prend la plume, que je m’adresse à des adultes ou des adolescents. Si bien que la distinction entre mes ouvrages destinés aux uns et ceux destinés aux autres n’est pas aussi marquée qu’on voudrait bien le croire.

Tenez, je vous ferai cette confidence, puisque nous sommes entre nous. Quand je n’étais encore qu’un jeune aspirant romancier, je n’ai jamais envisagé d’écrire des livres pour la jeunesse. Pourtant, mon aîné Denis Côté, que je rencontrais fréquemment dans des lancements de livres et autres manifestations à Québec, m’y encourageait fortement; lui qui avait lu mes premières nouvelles de fantastique et d’épouvante, il y décelait quelque chose d’apparenté à son propre travail pour les ados, quelque chose qui risquait d’intéresser de jeunes lecteurs.

Je n’ai jamais donné suite aux encouragements de Denis Côté… jusqu’à ce que je reçoive l’invitation plus formelle d’Hélène Derome, la directrice littéraire des éditions de la courte échelle. Cela s’est passé au printemps 1992; je venais à l’époque de publier mon premier roman pour adultes chez Québec Amérique, Le tumulte de mon sang. Manière de pastiche de «La chute de la maison Usher» d’Edgar Allan Poe, cette lugubre histoire mettait en scène un ex-colonel de l’armée haïtienne en exil aux Etats-Unis et un jeune poète également d’origine haïtienne qui avait passé toute son enfance au Saguenay – toute ressemblance avec des personnes vivantes ou décédées relevant bien sûr de la coïncidence. À l’époque, mon livre avait eu assez bonne presse et le public avait pu me voir et m’entendre sur toutes sortes de tribunes télévisées et radiophoniques, dont quelques unes que je préférerais oublier. Denis Côté ne s’était pas contenté de m’encourager à écrire pour la jeunesse; il avait également parlé de moi à ses éditeurs de la courte échelle, de sorte qu’Hélène Derome n’avait alors plus tardé à me contacter.

Au Salon du livre de Québec, en avril 1992, elle et moi avons dîné ensemble pour la première fois. Pour le jeune écrivain que j’étais encore, son offre était flatteuse : ayant lu et apprécié Le tumulte de mon sang (malgré certaines réserves), elle m’invitait à leur soumettre un manuscrit de même nature mais destiné aux jeunes. Sans doute le succès monstre que remportaient alors auprès des jeunes lecteurs québécois les infâmes romans de la série «Frissons» («Fear City»), publiée dans des traductions bancales chez Héritage, n’était pas étranger à ce désir de me voir entrer dans l’écurie de la courte échelle. Quoi qu’il en soit, j’ai accepté ce défi – je le voyais comme tel – d’essayer d’écrire un thriller fantastique pour la collection «Roman Plus».

Je suis toujours amusé par le récit que font d’autres écrivains de littérature générale de leurs expériences similaires, avec les gens de la courte échelle ou d’autres éditeurs. Dans ces récits, il est invariablement question d’une liste d’exigences, de contraintes, de modalités qui leur serait toujours soumise en même temps que la «commande»… Des contraintes qui seraient celles du Ministère de l’éducation – dont on connaît la propension à la rectitude politique; des contraintes qui s’apparenteraient à de la censure. N’en déplaise à ces collègues que la vertu et l’intégrité n’autoriseraient jamais à se compromettre dans de telles conditions d’écriture sous surveillance, ça ne s’est pas passé ainsi dans mon cas. À vrai dire, en dehors de la contrainte de format imposé pour chacune des collections de la courte échelle (à l’époque, un «Roman Plus» se devait de compter entre 105 et 115 pages), Hélène Derome ne m’a soumis aucune liste de prescriptions éditoriales. Tout au plus s’est-elle bornée à m’offrir quelques titres de la collection dans laquelle elle comptait publier mon éventuel manuscrit… pour le reste, elle me laissait entièrement libre du sujet et de l’intrigue de mon roman.

La pauvre n’avait pas idée de la galère dans laquelle elle venait de s’embarquer.

J’ai lu les livres qui m’avaient été offerts. Je ne peux pas dire qu’ils m’aient enthousiasmé, ce qui était peut-être normal compte tenu du fait que je n’appartenais pas à leur public-cible. Pétri de la prétention du jeune débutant que j’étais encore, et souscrivant moi-même à tous les préjugés usuels que l’on colporte et nourrit à l’égard de la littérature pour la jeunesse, je m’étais mis en tête d’écrire un roman qui serait aux antipodes de ce que je venais de lire. Et tant pis s’ils ne le retenaient pas pour publication : c’était eux qui m’avaient approché, après tout, et non pas moi qui étais allé gratter à leur porte…

J’ai passé les quelques mois suivants à travailler sur un premier roman pour adolescents, dont le titre provisoire était La nuit au fond des yeux. Je voulais aborder un thème qui me hantait depuis quelques temps : celui de la délinquance juvénile chez les jeunes Haïtiano-québécois de ma génération. En 1987, la police de Montréal avait démantelé un réseau de prostitution juvénile et de trafic de drogues dont les maîtres d’œuvres étaient des Haïtiens d’à peu près mon âge, les Master B. Fasciné par le gouffre qui me séparait d’eux, dont la trajectoire était pourtant presque parallèle à la mienne, j’avais alors tout lu ce qui s’était publié dans les journaux, magazines d’actualité et autres publications spécialisées, en avait même constitué un scrap-book avec l’idée d’écrire un jour un œuvre romanesque sur le sujet.

Au moment d’entreprendre la rédaction de La nuit au fond des yeux, j’ai ressorti ce scrap-book et j’ai tout relu. Puis je me suis lancé dans cette histoire de violence urbaine sur fond de tensions raciales. Sur un plan plus personnel, La nuit au fond des yeux puisait également dans mes souvenirs d’un séjour à Montréal que j’avais fait avec mon vieil ami d’enfance Pierre Tremblay, alors que nous étions encore des adolescents : notre premier voyage sans nos parents. Mon roman mettait donc en scène deux ados du Saguenay, dont l’un d’origine haïtienne, qui séjournent à Montréal. Stacey, le jeune Noir, espère reprendre contact avec son frère aîné Yannick, un peintre un peu paumé, dont il est sans nouvelles depuis plusieurs mois. Il retrouve son frère à la tête d’un redoutable gang de délinquants, les Vlinbindingues, qui terrorisent leur quartier et livrent une guerre sanglante à un gang rival de néo-nazis blancs.

La nuit au fond des yeux ne faisait pas dans la dentelle. Avec le recul, je constate que dans mon désir de violer toutes les contraintes tacites qui me semblaient étouffer le roman jeunesse, j’ai parfois pêché par excès de complaisance, notamment dans les nombreux affrontements brutaux. Quand j’ai déposé le manuscrit à la courte échelle, je m’attendais à ce qu’ils le refusent carrément ou du moins tentent de l’émasculer. Je me souviendrai toujours de la phrase d’Hélène Derome, quand elle m’a revu dans son bureau après avoir lu le manuscrit : «Je ne te demanderai quand même pas d’enlever la violence dans ce roman, j’ai l’impression qu’il ne resterait pas grand-chose…»

Le travail de réécriture qui s’ensuivit n’a pas été bien différent de celui que j’avais fait avec les directeurs littéraires qui avaient guidé mes pas en littérature générale. En somme, il visait à améliorer le manuscrit, à en faire un véritable livre : éliminer les redites, épurer la phrase, rendre la narration plus efficace. À ma grande surprise, à mon grand bonheur, jamais il n’a été question de censure, d’édulcoration. Si bien que je peux affirmer sans hésiter que le livre publié l’automne suivant, sous le titre de L’emprise de la nuit, est une version raffinée et supérieure de mon premier manuscrit proposé à l’éditeur avec une volonté manifeste de provocation. Pour tout dire, j’entretiens depuis avec Hélène Derome, que j’aime appeler MA directrice littéraire – quasiment à l’exclusion des autres avec qui j’ai eu le plaisir de travailler – une relation basée essentiellement sur la confiance et la volonté partagée de publier les meilleurs livres possibles.

Mais la pauvre n’avait pas idée de la galère dans laquelle elle s’était embarquée…

Je n’en veux pour preuve que la controverse provoquée par mon troisième roman jeunesse, L’appel des loups. Selon les barèmes de l’attention médiatique, l’affaire est déjà immémoriale puisqu’elle remonte à mars 1998. Je me suis toujours abstenu de l’évoquer trop souvent, de peur de donner l’impression que j’aime jeter de l’huile sur le feu. Au fond, il n’y avait pas là de quoi écrire à ma mère, aussi vous ferai-je grâce des détails pour n’en rappeler que les grandes lignes. À l’hiver 1998, un enseignant a initié une cabale contre L’appel des loups, sous prétexte qu’il y voyait une apologie des sectes et du suicide collectif, une œuvre malsaine pour nos jeunes lecteurs impressionnables, un livre qu’il faudrait carrément retirer du marché et destiner à l’autodafé.

Ce fait divers, j’en conviens, ne mérite pas qu’on s’y attarde indûment. Mais à l’époque, Paul Toutant de Radio-Canada avait tout de même jugé pertinent d’y consacrer un reportage, présenté prime time par Bernard Derome (qui n’a à ma connaissance aucun lien de parenté avec mon éditrice, je m’empresse de le préciser!), avec une gueule d’enterrement, entre des manchettes sur l’Algérie et l’ex-Yougoslavie. Le reportage passait sous silence le fait que le prof avait mis le livre clairement identifié comme s’adressant aux ados au programme dans une classe du primaire sans même l’avoir préalablement lu (belle façon d’enseigner!), mais qu’à cela ne tienne! En plus d’offrir au prof son moment d’éclat médiatique warholien, le petit topo donnait l’occasion aux détracteurs de la courte échelle de s’en donner à cœur joie.

Mais dans le reportage, comme dans la vie, les gens de la courte échelle ont toujours soutenu le livre, ne se sont à vrai dire jamais désolidarisé de leur controversé auteur. Tout au plus, je me souviens qu’Hélène m’avait confié le doute qui l’avait étreint momentanément à l’idée qu’elle avait peut-être mal jugé ce manuscrit, que peut-être était-il un peu «dur» pour le public-cible… ce qui ne l’a pas empêché de le rééditer récemment.

Alors que la controverse s’éternisait dans les médias, j’avais déposé sur son bureau le manuscrit de mon cinquième roman jeunesse, Le temps s’enfuit, une histoire de voyage dans le temps où Marlon Lamontagne, un jeune passionné de jazz fait la connaissance de son idole, un saxophoniste virtuose, héroïnomane et proxénète à ses heures, mort dans des circonstances lugubres vingt ans avant la naissance de mon héros. Baveux comme toujours, j’en avais résumé en ces termes le contenu pour Hélène : «Héroïnomanie, prostitution juvénile, violence… cette fois, je compte bien être dénoncé à l’antenne de CNN, rien de moins!»

Au lieu de cela, le roman a remporté le Prix M. Christie du meilleur roman pour ados publié en français au Canada en 1999. J’aime penser qu’il s’agit là d’une manière de compensation pour les doutes d’Hélène Derome, qui a toujours fait figure pour moi de gouvernail dans mon entreprise d’écriture romanesque pour les jeunes.

Quant à la sempiternelle question de savoir ce qui change selon que l’on écrive pour les adultes ou pour les jeunes, je l’aborderai d’abord en évoquant le lecteur que j’étais, adolescent. Sans doute parce que ce créneau n’était pas aussi développé dans mon temps qu’il l’est aujourd’hui, je n’ai pas beaucoup fréquenté la littérature jeunesse. Avant l’adolescence, j’ai bien sûr lu quelques épisodes des aventures du Club des cinq, de Bob Morane – mais je les lisais parallèlement à des œuvres de science-fiction, de fantastique ou d’aventures pas expressément destinés aux jeunes : les Tarzan et les John Carter d’Edgar Rice Burroughs, les nouvelles d’Edgar Allan Poe, de H. P. Lovecraft, d’Isaac Asimov, de Richard Matheson, Ray Bradbury, Charles Beaumont et leurs confrères de l’école californienne des littératures américaines de l’imaginaire. Dès l’âge de quatorze ans, sans renoncer à l’œuvre des grands maîtres du fantastique moderne américain, je fréquentais aussi – programme de français au secondaire oblige! – Yves Thériault, Jacques Ferron, Anne Hébert, Franz Kafka, Jean-Paul Sartre et, surtout, Albert Camus, dont l’influence fut capitale dans ce qu’on pourrait appeler mon choix de carrière.

Ce sont ces lectures qui, très tôt, m’ont transmis le goût d’une littérature à la fois en prise directe sur le réel et ouverte sur le rêve. Un écrivain n’est jamais que la somme de ses expériences et de ses lectures. Des écrivains qui m’ont formé, j’ai retenu la leçon suivante : que la littérature, peu importe l’âge du public auquel on la destine, n’a qu’une fonction, celle de nous faire rêver, celle d’ouvrir très grand les portes de nos perceptions, de nous obliger à voir le monde différemment pour peut-être nous inciter à le changer…

En gardant vivant le souvenir du lecteur adolescent que j’ai été et au fil de l’écriture de mes romans pour ados, j’ai acquis la conviction qu’il ne devrait pas y avoir en littérature le moindre tabou. Au contraire du vieil adage cher à tous les censeurs paternalistes, je crois que toute vérité est bonne à dire… même si je reconnais volontiers qu’intervient ici la question de la manière de le dire. Mes détracteurs reprochent à mes livres les passages violents ou érotiques, apparemment inconscients du fait que les ados vivent dans le même monde que nous.

Pour ma part, je dis au diable les diktats de la rectitude politique et les consignes des pédagogues, pour qui il ne semble pas y avoir de différence entre un roman et un manuel de savoir-vivre. Les leçons que j’ai tirées de mes lectures d’adolescence continueront de me guider dans mon propre travail littéraire, pour les jeunes ou pour les adultes.

Pour moi, la littérature restera toujours d’être ce lieu où l’on apprend à rêver mieux…