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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Mes rites de passage

La moralité du témoignage que je tiens à vous livrer ce soir à avoir avec la nécessité des rites de passages. Mais n’anticipons pas.

Il y a maintenant dix-huit ans que je suis entré à l’université Laval. J’ai moi-même peine à y croire. Dix-huit ans, c’est très précisément la moitié de ma vie. À l’automne 1984, à peine sorti de l’adolescence, fraîchement diplômé en Sciences pures et appliquées au Cégep de Jonquière, je suis arrivé en ces murs avec la conviction d’avoir pas grand-chose à apprendre, convaincu que l’université n’était au fond qu’une formalité. J’entrais en littérature avec l’ambition de devenir écrivain et, puis-je l’avouer franchement, la prétention de l’être somme toute déjà un peu. Misère, quelle suffisance! Le doute m’habitait peu. Et s’il y a un agaçant trait de caractère qu’il m’a fallu apprendre à dominer dans l’âge adulte, c’est bien cette arrogance qui me faisait prendre vessies pour lanternes et intuitions subjectives pour vérités d’Évangile.

Permettez-moi une anecdote pour illustrer concrètement l’étendue de cette prétention qui se mêlait à un brin d’ingénuité. Pour mémoire, précisons que j’étais inscrit au baccalauréat général avec mineures en théâtre, en littérature québécoise et en création littéraire. Au moment de procéder à mon choix de cours pour la première session, une option avait tout de suite capté mon attention : «Projet étudiant I, cours à démarche tutorale». Dans la documentation sur les cours offerts par le Département des littératures, on expliquait que l’étudiant inscrit à cette option avait le loisir de réaliser sous la supervision d’un professeur titulaire un projet de son cru, évidemment en rapport avec son domaine d’études et s’inscrivant dans la poursuite de recherches déjà amorcées. Vous comprendrez que l’idée d’une session entière, exempté d’un de ces cours magistraux que j’imaginais volontiers interminables, ennuyeux et ennuyants, me séduisait au plus haut point. Il était également écrit dans la documentation qu’avant de s’inscrire au «Projet étudiant I», il fallait s’adresser au bureau de la Direction d’études numéro 2, ce que je fis sur le champ.

J’exposai au Directeur d’études en question, en l’occurrence le professeur Vincent Nadeau, mon intention d’écrire une pièce de théâtre en un acte, sans faire de cas de son subtil froncement de sourcils qui devait exprimer quelque scepticisme. Pourquoi m’en soucier? N’avais-je pas déjà rem­porté quelques modestes prix littéraires et publié dans quelques revues de création semi-profes­sion­nelles au Saguenay? N’avais-je pas écrit et mis en scène une demi-douzaine de pièces de mon cru au cours de mes deux années de Cégep, en marge de mes cours de physique et de mathématiques diffé­ren­tielles? N’avais-je pas été actif dans la Ligue d’improvisation du Cégep de Jonquière, n’étais-je pas l’un des membres fondateurs de la troupe d’humoristes Le Groupe Sanguin? Comment ce professeur aurait-il pu mettre en doute ma capacité à mener à terme l’écriture d’une œuvre dramatique qui s’inscrivait bel et bien dans la poursuite d’une démarche de créateur déjà amorcée?

Convaincu, ou à tout le moins désarçonné par mon assurance et ma témérité, M. Nadeau se rendit à mes arguments et me demanda sous la supervision de quel professeur j’avais l’intention de tra­vailler. Candide, je lui répondis que je ne connaissais personne puisque je n’en étais qu’à ma pre­mière session et que j’espérais qu’il puisse me recommander quelqu’un. Encore un brin plus étonné, le Directeur d’études me conseilla de rencontrer le professeur André Berthiaume et de lui présen­ter mon projet; si M. Berthiaume acceptait de me parrainer, me promit M. Nadeau, je pourrais m’ins­crire sans problème au «Projet étudiant I». M. Berthiaume parut encore plus surpris de ma démarche que l’avait semblé M. Nadeau, mais accepta finalement d’encadrer mon travail. Après tout, raison­nait-il, si la direction d’études m’avait référé à lui, c’est qu’on devait m’estimer apte à réaliser cette entreprise…

C’est ainsi que je passai les quelques mois qui suivirent à bosser sur les premières moutures d’une pièce restée inédite, «La salle d’attente», sous la direction d’un écrivain que je connaissais et respectais énormément depuis le secondaire, pour avoir d’abord lu son roman La fugue puis ses divers recueils de nouvelles dont le plus récent, Incidents de frontière, venait de remporter le Grand Prix de la science-fiction et du fantastique québécois. M. Berthiaume, qui serait mon directeur de thèse à la maîtrise, s’avéra un lecteur attentif et exigeant, qui ne se gêna jamais pour biffer là où il le fallait, m’obligeant à revoir certaines des préconceptions sur mes aptitudes de dramaturge. Ce fut, en définitive, une aventure des plus instructives et édifiantes pour moi, prodigue en leçons d’écriture… et d’humilité.

Ce n’est qu’une couple d’années plus tard que je découvris à quel point ma démarche était inhabituelle. En effet, les «Projets étudiants» étant d’ordinaire réservés à des étudiants en fin de parcours académique, je n’aurais logiquement pas eu le droit de m’y inscrire dès ma première session. Le plus amusant, c’est qu’une fois rendu à la maîtrise il me fallut suivre un cours théorique de premier cycle pour combler une carence en crédits académiques dans mon cursus – en l’occurrence, un cours d’«Introduction au roman québécois» donné par le professeur Aurélien Boivin, qui ne tarda pas à me recruter comme commentateur dans Québec français et comme auxiliaire pédagogique.

En somme, cette anecdote sur la genèse de «La salle d’attente» (notez comme le titre de ma pièce est, par le plus pur hasard, emblématique de la patience que j’ai finis par acquérir à l’égard de mes ambitions et de mes capacités à les réaliser) n’avait pour but que d’attirer votre attention sur la souplesse du cadre académique à l’intérieur duquel j’ai eu la chance d’évoluer. Cette souplesse, je m’empresse d’ajouter, n’excluait nullement la rigueur – ainsi que j’ai eu l’occasion de le constater chaque fois que je me suis laissé aller au réflexe typiquement estudiantin de tourner les coins ronds pour gagner du temps. Je me rappelle notamment ce commentaire griffonné à l’encre rouge la professeure Chantal Théry sur un de mes travaux, un court essai inspiré des Mythologies de Roland Barthes. En me mettant en garde contre ma trop grande facilité d’expression, qui parfois se déployait aux dépends du contenu dans mes dissertations, Mme Théry m’obligeait en quelque sorte à méditer sur cette vérité essentielle de la littérature : à savoir qu’on reconnaît les œuvres valables notamment à l’adéquation entre la forme et le fond.

Mais rassurez-vous, je ne cède pas à la tentation d’idéaliser mes années à l’université Laval pour épater la galerie. Après tout, je ne suis pas sans savoir à quel point la nostalgie peut être une maîtresse envoûtante mais décevante. Et pourtant, je ne minimiser l’importance de mes années de formation dans la poursuite de la carrière que j’ai entreprise. Je l’ai dit à maintes reprises, notamment il y a quelques années lorsque l’Association des diplômés m’a décerné la médaille Raymond-Blais : je ne suis pas convaincu qu’il faille forcément emprunter le sentier universitaire pour triompher dans la république des lettres (à ce chapitre, l’histoire littéraire est d’ailleurs prodigue en preuves du contraire), mais je crois avoir amplement profité des enseignements qui m’ont été prodigué ici, à l’intérieur comme à l’intérieur des salles de cours. En marge de mon parcours académique à proprement parler, certains de mes souvenirs les plus chers de mon passage à la Faculté des lettres sont liés à la fondation du Cercle d’écriture de l’Université Laval à laquelle j’ai contribué. À l’époque, nous étions au moins une quinzaine d’étudiantes et étudiants, animés par cette même urgence d’écrire, de dire le monde tel que nous le voyions, d’en décrier les absurdités et horreurs, d’en célébrer les joies et splendeurs, d’exprimer nos individualités à travers la poésie, le récit ou la dramaturgie. Réunis autour de notre compère Richard Blouin, nous avons fondé ce cercle d’aspirants écrivains qui, grâce au soutien du Département des littératures, du Centre de recherche en littérature québécoise et du Service des activités socio-culturelles, a pu lancer la revue de création L’écrit primal, dont j’ai été le premier directeur, et qui continue de paraître seize ans plus tard à raison de deux numéros par année.

Invité à rencontrer les membres actuels du CEULa pour une causerie au Café des arts il y a deux semaines, je vous avouerai m’être prêté à ce jeu avec une émotion non-feinte. Que le Cercle continue d’exister après toutes ces années, que L’écrit primal détienne le record de longévité pour une revue de création littéraire universitaire, voilà de quoi remplir de fierté ceux et celles en furent jadis les animateurs, les Jean Désy, Christiane Frenette, Christiane Lahaie, Nando Michaud, Michel Pleau et autres écrivains en herbe qui se sont côtoyés dans ma promotion. Mais au-delà de cette vaine fierté de pionnier, il me plaît de penser que des expériences de création et d’édition comme celles acquises en publiant L’écrit primal, de même que ma modeste participation à des publications comme Québec français ou le Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, toutes deux réalisées sous la direction de professeurs du Département des littératures, ont grandement contribué à me préparer à l’exercice des métiers de commentateur littéraire et d’éditeur de revues qui sont désormais miens.

Il y a maintenant dix-huit ans que je suis entré à l’université Laval, dont je ne suis au fond jamais sorti. Le vieux poncif s’appliquerait-il encore une fois : on peut très bien sortir un gars de l’université, mais jamais sortir l’université du gars. Pour tout dire, dans la mesure où l’on s’y est le moindrement investi, on ne quitte pas l’université qui nous a formé, pas vraiment, pas tout à fait. De corps peut-être, rarement d’esprit. On va ailleurs et on continue d’apprendre en d’autres lieux, tout simplement.

La moralité du témoignage que je suis venu vous livrer a avoir avec la nécessité des rites de passages. Nous y arrivons enfin. Puis-je vous faire une confidence? En toute humilité, je crois bien que ce que je suis devenu ces dernières années, je le dois en grande partie aux esprits fins que j’ai côtoyés dans les corridors et les salles de classe de la Faculté des lettres de l’Université Laval, tous ces profs, ces auxiliaires, ces consœurs et confrères estudiantins dont la fréquentation hebdomadaire, voire quotidienne m’a constamment obligé à remettre mes certitudes et croyances en perspective, à ne rien prendre pour acquis, à approfondir toujours davantage, à aller au-delà des évidences et des apparences, à user de méthode, de rigueur, d’esprit de synthèse et d’analyse, à cent fois remettre l’ouvrage sur le métier.

Certes, ce sont là des leçons élémentaires, dont tout individu sera inévitablement appelé faire l’apprentissage d’une manière ou d’une autre, à un moment ou un autre, à un endroit ou un autre. En ce qui me concerne, c’est en ces murs que s’est déroulée mon initiation, ma découverte des limites de mon savoir. Et c’est en ces corridors que j’ai entendu l’appel au constant dépassement, à la perpétuelle remise en questions qui résonne à mes tympans, chaque fois que se fait ressentir la tentation de m’asseoir sur mes lauriers, de me complaire avec mes connaissances limitées et mes certitudes prétentieuses. Qu’on se le dise, on n’a jamais fini d’apprendre, à l’université et ailleurs.

Tous ces membres du personnel enseignant de la Faculté des lettres de l’université Laval, tous ces condisciples d’antan dont plusieurs sont devenus mes collègues d’aujourd’hui sur la scène littéraire, ai-je jamais songé à les remercier pour tout ce que je leur dois?

J’estime que c’est désormais chose faite.