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Spike Lee : «I, too, sing America»

«Moi aussi chante l’Amérique.» Le titre et premier vers d’un célèbre poème de Langston Hughes, figure-phare de la Harlem Renaissance, pourrait également servir de résumé emblématique de la démarche du cinéaste, comédien, scénariste et producteur Spike Lee. Né d’un jazzman et d’une institutrice dans la Georgie d’avant les réformes amenées par le mouvement pour les droits civiques, transplanté à Brooklyn dans sa tendre enfance, Shelton Jackson Lee a su en un quart de siècle s’imposer comme l’un des chefs de file du cinéma d’auteur africain-américain.

Du modeste succès d’estime de She’s Gotta Have It (1986) au triomphe populaire de Malcolm X (1992) ou Inside Man (2006), en passant par les controversés films-pamphlets Do The Right Thing (1989) et Jungle Fever (1991), Lee a fait la démonstration de la diversité de son inspiration, de son impressionnante maîtrise du médium audio-visuel, de son flair en matière de direction d’acteurs et de sa griffe stylistique éminemment personnelle. Si tous ses joints, pour reprendre le terme argotique dont il affuble ses œuvres, ne sont pas d’un intérêt égal, tous témoignent d’une conscience aigüe des enjeux essentiels de l’Amérique contemporaine : tensions raciales, problématiques de classe sociale, conflits entre les sexes, difficultés pour l’individu d’échapper aux cadres prédéfinis par la norme sociale. La plupart du temps, ses héros sont tiraillés entre l’appartenance impérative à leur clan et le besoin d’affirmer leur liberté. «La différence entre les personnages hollywoodiens et les miens? Les miens sont réels,» déclarait-il un jour, avec son imparable sens de la formule.

Si au fil des ans ses prises de bec avec des collègues cinéastes blancs (Eastwood et Tarantino) et ses prises de positions sur la scène politique ont contribué à son image de franc-tireur iconoclaste qui carbure à la polémique, Spike Lee n’en demeure pas moins une voix essentielle de cette nouvelle intelligentsia africaine-américaine, qui revendique son identité nègre, se joue des caricatures tout en refusant de se laisser enfermer dans les stéréotypes. En témoignent ses collaborations avec la formation hip-hop Public Enemy (ce «CNN noir», pour lequel Lee a réalisé le videoclip de la chanson «Fight the Power») et ses documentaires comme When The Levees Broke (2006), véritable éditorial sur la lamentable gestion de l’ouragan Katrina et l’abandon des faubourgs les plus pauvres de La Nouvelle Orléans par le gouvernement de George W. Bush. «Autrefois, je croyais que la question raciale était toujours au cœur du problème, déclarait-il à ce sujet. Maintenant, je sais que les problèmes de classe sociale sont tout aussi fondamentaux. Si vous êtes pauvre, peu importe que vous soyez noir, blanc, latino ou autre, l’administration Bush n’a pas vos intérêts à cœur. Si le gouvernement avait le moindre souci pour les pauvres, sa réaction au désastre de Katrina aurait été plus prompte.»

Qu’il aborde la comédie satirique ou le thriller policier, le drame de moeurs ou la biographie à grand déploiement, Spike Lee injecte dans tous ses films le même sens critique, le même engagement politique – sans jamais négliger d’en soigner l’aspect proprement esthétique. Et quoiqu’il ait à juste titre raillé tout au long de sa carrière les faiblesses du système de production cinématographique américain, son œuvre est la parfaite illustration de ce que celui-ci peut offrir de plus noble et de plus signifiant. Car, à sa manière revendicatrice et provocatrice, Lee aussi chante l’Amérique.