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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Kenbe, pa lage

Photo: Eduardo Munoz, Reuters

Photo: Eduardo Munoz, Reuters

«Le monde est ce qu’il est, c’est-à-dire peu de chose,» écrivait Albert Camus dans Combat le 8 août 1945, en réaction au bombardement d’Hiroshima.

La phrase m’est revenue, alors qu’à l’instar de mes concitoyens, d’origine haïtienne ou pas, je suis depuis quelques heures submergé par un tsunami d’informations partielles, parfois contradictoires, essentiellement déprimantes, liées à cette déveine qui afflige mon île natale. Comme bien des gens, je sais, j’ai moi aussi cherché à rejoindre parents, amis, collègues qui résident ou séjournent à Port-au-Prince, via téléphone, courriel et même Facebook. Peine perdue. Non seulement les rares lueurs au bout du tunnel n’arrivent pas à dissiper l’inquiétude et les ténèbres ambiantes, les images diffusées ad nauseam par la télévision ont tout pour nous convaincre que l’heure de l’Apocalypse a bel et bien sonné.

Mais pourquoi la fatalité s’acharne-t-elle autant sur cette terre où la négritude s’est mise debout pour la première fois? ne peut-on s’empêcher de demander. Cette question sur toutes les lèvres, lugubre mantra, n’exorcise hélas pas le mauvais sort.

Ayiti cheri pi bon peyi pase ou nanpwen
Fòk mwen te kite w pou mwen te kap konprann valè w
Fòk mwen te manke w pou m te kap apresye w
Pou m santi vreman tout sa ou te ye pou mwen *

Avec la chanson patriotique du docteur Othello Bayard, ma mère avait autrefois bercé l’agonie de mon père. Aujourd’hui, le refrain se teinte d’une mélancolie différente du mal du pays qu’expriment ces vers. «Haïti chérie, il n’existe pas de meilleur pays que toi.» Mais le pays est en ruines, même la cathédrale de Port-au-Prince s’est effondrée et la grandeur passée de cette tragique moitié d’île n’est vraiment plus qu’une vue de l’esprit. 

Par pudeur, j’ai pendant quelques heures hésité à mêler ma voix au capharnaüm qui s’est érigé tel un écho de la chute du palais présidentiel. Mais il fallait sortir de ce mutisme horrifié, ne serait-ce que pour rassurer les gens qui me croyaient là-bas, peut-être prisonnier moi aussi des décombres. Il fallait paraître sur la place publique et tenter d’exprimer ce qui devait l’être, juste assez posément pour ne pas ajouter à la panique, à la confusion et au désespoir.

Installé depuis la fin de la matinée dans les locaux du Centre d’études et de coopération internationale (CECI), l’une des principales ONG actives en Haïti, je réponds aux questions des journalistes sur la catastrophe et ses séquelles. Mais surtout, je vois et j’entends les bénévoles recueillir par téléphone les dons de ces concitoyens et concitoyennes, qui refusent de céder au cynisme ambiant lequel a érigé la méfiance à l’égard de la coopération internationale en une nouvelle vertu.

Il y a quelque chose de réconfortant dans ce spectacle. Nous pouvons si peu, certes, mais nous pouvons tout de même un peu, pour témoigner de notre solidarité, pour de donner chair et sang à cette belle amour humaine dont Jacques Stephen Alexis [1922-1961], l’admirable étoile filante des lettres haïtiennes modernes, chantait jadis les mérites.

Aujourd’hui à l’aube, j’allais m’envoler vers Port-au-Prince. Ç’aurait été pour moi l’occasion d’un retour au pays natal, pour emprunter une image à Césaire, le premier depuis une dizaine d’années. Au même titre que mes consœurs et confrères du monde littéraire dont Dany Laferrière, Gisèle Pineau, Michel Vézina, Nicolas Dickner, Lyonel Trouillot et bien d’autres (dont la plupart sont hors de danger), j’allais jusqu’à dimanche participer à l’édition du festival Étonnants voyageurs. De tables rondes en séances de signature, de projections de films en ateliers de discussion sur la musique, le roman, la poésie, je comptais bien livrer un message lumineux à mes frères et sœurs haïtiens : à savoir que le rêve et l’espoir de lendemains meilleurs ne sont pas forcément des luxes inaccessibles pour les fils et les filles de Toussaint-Louverture; que malgré les catastrophes naturelles ou pas qui ont accablé notre amère-patrie depuis la proclamation de son indépendance, Haïti avait traversé ses deux premiers siècles d’existence en partie grâce à son infini courage**, nourri aux mamelles de sa culture, forte et fière.

Je resterai lucide, il va sans dire. Parce que le monde est ce qu’il est, c’est-à-dire peu de chose, et qu’il nous contraint à la lucidité. Cependant, à défaut de le faire sur place, j’ai encore le loisir de clamer ici ce qu’il nous faut plus que jamais affirmer, ce en quoi il nous faut plus que jamais croire : envers et contre tout, Haïti n’a pas encore dit son dernier mot.

Montréal, le 13 janvier 2010


* «Haïti chérie, il n’existe pas de meilleur pays que toi / Fallait-il que je te laisse pour que je comprenne ta valeur /Fallait-il que tu me manques pour que je puisse t’apprécier / Pour que je ressente vraiment tout ce que tu représentes pour moi»

** Dans la version originale de ce texte, j’avais utilisé le terme «résilience», mais mon collègue Joël Des Rosiers m’a fait remarquer que ce terme renvoie à des idées reçues racistes sur l’insensibilité des Noirs à la douleur. D’où cette révision.