stanleypean.com


Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Sur le front de l’écriture

– Votre nom, c’est bien Stanley? m’a demandé l’emballeur à la caisse du supermarché, vendredi dernier.

J’étais seul ce matin-là, mais j’imaginais sans peine la gueule qu’aurait faite mon fils s’il avait été avec moi: la plupart du temps quand des gens croisés au hasard me signalent qu’ils m’ont reconnu, Philippe est partagé entre un sentiment d’agacement et une vague fierté. Une fois cependant, il m’avait prévenu en boutade qu’un jour ce serait lui qu’on accosterait comme le célèbre bédéiste qu’il aspire à devenir, sans même remarquer que je me tiens à mes côtés.

J’ai répondu par l’affirmative au jeune homme qui rangeait mes emplettes dans mes sacs recyclables et remarqué avec amusement l’air interloqué de sa collègue caissière, une ravissante métisse, qui n’avait visiblement aucune idée de mon identité.

La plupart du temps, on m’interpelle en tant qu’animateur de radio. À ma grande surprise, l’emballeur a ajouté à ma grande surprise: « Vous êtes écrivain, si je me trompe pas? »

Ma surprise, je l’avoue, s’est teintée d’un brin de contentement.

– Vous m’avez lu? me suis-je enquis, poussant probablement ma chance.

– Pas assez, sans doute, de dire le jeune homme, dont il me fallait admirer le sens de la diplomatie.

Mes emplettes bien calées dans mes deux sacs, je l’ai salué lui et sa consœur puis me suis engagé vers la sortie en m’efforçant tout de même de ne pas bomber le torse. L’envie de pavaner ne me venait pas du fait d’avoir été reconnu, ce qui est passablement banal, mais tenait plutôt à l’idée que pour une fois l’homme de lettres avait eu préséance sur l’homme de radio.

Ça tombait bien. Quatre ans et demie après en avoir amorcé la rédaction, j’avais mis l’avant-veille le point final à la première mouture complète de mon prochain livre, un recueil d’essais sur le jazz intitulé De préférence la nuit, destiné à la collection Liberté grande que dirige chez Boréal l’irrépréhensible Robert Lévesque (je renoue ici avec la tradition d’accoler un épithète au nom de Robert, instaurée du temps où il était l’un des collaborateurs de Bouquinville, le magazine littéraire dominical que j’ai animé de 2001 à 2004 à l’antenne de la défunte Chaîne culturelle de Radio-Canada.)

Si je peux situer le moment du début de l’écriture précisément il y a trois ans et demie, c’est que j’ai relu le courriel envoyé à Robert ce dimanche du mois de juin 2014. J’avais passé la semaine à travailler sur un texte de réflexion sur le jazz, inspiré de ma relecture de La Nausée de Jean-Paul Sartre. Je m’étais replongé dans le roman fondateur de l’existentialisme athée à la recherche d’un passage que je désirais citer dans un autre texte, la préface d’une compilation CD d’extraits de concerts que m’avait commandée Radio-Canada (Quand le jazz est là : les coups de cœur de Stanley Péan), passage que je n’avais par ailleurs jamais retrouvé. Ce que j’avais trouvé par contre, ce sont les quelques inepties de Sartre sur le standard « Some of These Days » qui m’avaient bien sûr échappé à l’adolescence, mais qui m’irritaient un tantinet désormais. Ce sont elles qui m’ont poussé à écrire ce bref essai intitulé « Souffrir en mesure », dont l’écriture m’avait rempli de jubilation.

Dans ma carrière, je me suis rarement senti aussi gonflé de fierté qu’après avoir terminé ce texte. D’ordinaire, le doute m’habite tellement que j’ai peine à me relire. Cette fois, j’étais tellement convaincu de la valeur de ce texte que je me suis dit qu’il me fallait incessamment revenir sur terre, dessouffler la baudruche de mon ego. Qui étais-je, après tout, pour chercher noise à Jean-Paul Sartre?

C’est ainsi que j’ai choisi d’envoyer le texte à l’intellectuel le plus sévère et le plus rigoureux de ma connaissance, Robert Lévesque, qui selon mon expérience n’hésiterait pas à me dire mes quatre vérités à propos de « Souffrir en mesure ».

La réponse enthousiaste de Robert m’avait à la fois réjoui et étonné. Non seulement avait-il apprécié le bref essai, mais il m’encourageait à en produire d’autres du même cru. « Si tu pondais une vingtaine de textes de cet acabit là – rencontre jazz et littérature, jazz et cinéma, jazz et ce que tu voudras, m’écrivait mon inéluctable ami, on pourrait imaginer un livre qui entrerait dans ma collection. Oh, ce n’est pas la Pléiade mais quand même, nous sommes honorables. »

Voilà la petite histoire de la naissance de mon ouvrage De préférence la nuit, à paraître dans la prochaine année chez Boréal. Et comme si la satisfaction du travail accompli n’était pas suffisamment exaltante, je peux aussi me réjouir du fait que mon ami et mentor écrivain et mélomane Gilles Archambault a généreusement accepté de préfacer le livre à venir, ainsi que Robert Lévesque et moi le souhaitions.

Cette fin d’année est vraiment réjouissante pour l’écrivain criblé de doutes que je suis. Car il faut ajouter à ces deux bonnes nouvelles une autre, tout à fait inattendue : jeudi dernier, le chroniqueur Ian McGillis du journal The Montreal Gazette a retenu la version anglaise de mon recueil de récits Taximan (traduction de mon complice David Homel) parue chez Linda Leith Publishing en septembre dans son palmarès des titres marquants pour l’année 2018.

Cette fin d’année est de bon augure, alors que je replonge dans l’écriture de Blue in Green, mon projet de livre autour de l’amitié entre Miles Davis et son dauphin Wallace Roney, et que je reprendrai bientôt les entretiens qui alimentent la biographie du contrebassiste Michel Donato entreprise il y a un an.

Que ceux et celles qui présumaient à tort que j’avais renoncé à la littérature (ignorant vraisemblablement mes deux titres en 2015) prennent acte : Stanley Péan (l’homme de lettres, pas l’homme de radio) n’a pas dit son dernier mot.

December 31st, 2018
Catégorie: Commentaires, Nouvelles, Réflexions Catégorie: Aucune

≡ Soumettez votre commentaire