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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Manquer de respir

Ce point de vue ne m’est pas exclusif ni même original. Il est désormais de l’ordre du truisme d’affirmer que la pratique du lynchage des Afro-Américains et Afro-Américaines se perpétue de nos jours, sous le couvert d’interventions policières meurtrières ciblant les mêmes victimes qu’autrefois. Plus besoin de revêtir la cagoule et la robe blanche du KKK : un uniforme et un insigne d’agent de la paix (quelle étrange expression, en l’occurrence!) font encore mieux l’affaire et garantissent d’ordinaire aux bourreaux une certaine immunité. Reste à voir quel sera le verdict des jurys en ce qui concerne les meurtres d’Ahmaud Arbery et de George Floyd. Les procès de Greg et Travis McMichael, ceux de Derek Chauvin et de ses trois collègues qui l’ont regardé exécuter froidement, avec les mains dans les poches, un homme qui n’avait été reconnu coupable d’aucun crime, sans jamais intervenir, se solderont-ils par des condamnations exemplaires ou aurons-nous droit au contraire à des remakes de l’affaire Rodney King?

En prévision de mon intervention du week-end prochain à propos du livre Une colère noire de Ta-Nehisi Coates à l’émission Dessine-moi un dimanche, j’ai relu depuis hier beaucoup d’articles de journaux, de chroniques, de billets et d’éditoriaux sur cette question de la « destruction du corps des Noirs » qu’aborde l’essayiste dans son bouquin. J’ai aussi réécouté quelques chansons sur le sujet, dont la glaciale « Strange Fruit » immortalisée par Billie Holiday et la méconnue « Ballad of Emmett Till » de Bob Dylan. Mais aussi « Supper Time » d’Irving Berlin, dont j’ai redécouvert les versions un brin esthétisantes par Peggy Lee et June Christy et par Roberta Gambarini en duo avec le pianiste Hank Jones.

Comme je le faisais remarquer dans un chapitre de mon propre ouvrage De préférence la nuit (Boréal, 2019), cet aria la revue musicale As Thousands Cheer (1933) précède « Strange Fruit » de quelques années comme première chanson du Great American Songbook à traiter de la thématique du lynchage des Afro-Américains, encore que le lynchage n’y soit jamais mentionné explicitement, seulement suggéré par la complainte de cette mère afro-américaine qui hésite à mettre la table pour le repas du soir et se demande com­ment expli­quer à ses enfants l’absence de leur père, qui ne reviendra plus.

J’ai tenté d’adopter une posture similaire dans mon plus récent texte, « Manquer de respir », qui prête voix à le vertige et l’angoisse d’une femme, qu’elle soit mère ou épouse, qui redoute que son homme, qu’il soit son fils ou son époux, ne rentre pas le soir venu, ayant succombé à cette volonté de destruction du corps noir dont s’est nourri, dont semble encore se nourrir une certaine idée du rêve américain.

Dans sa mouture actuelle, mon inédit se lit comme suit :

MANQUER DE RESPIR
(Texte de Stanley Péan)

Avant quand tu sortais, tu étais désinvolte
On échangeait des bises, on s’disait « à plus tard »
On passait la journée sans craindre le hasard
On était sans souci, bien pénards

Avant quand tu sortais, je m’sentais sans révolte
J’avais pas le goût de pleurer, les larmes étaient incongrues
Je te regardais disparaître au bout de l’avenue
Sans peur de ne te revoir plus

Je n’m’étais jamais dit, je n’avais pas prévu
Qu’à te voir juste sortir
J’imaginerais qu’tu puisses mourir
On ne m’avait jamais dit, on ne m’avait pas prévenue
Que j’manquerais de respir
À l’idée que tu ne respires plus

Tu sortais faire les courses sans arrière-pensée
Tu pouvais prendre une course sans peur d’y passer
J’en oubliais presque la couleur de ta peau
J’te voyais pas crever par manque de pot

Mais un jour le Mal s’est remis à frapper
Des haines anciennes nous ont rattrapés
J’avais beau tenter de me faire une raison
J’craignais que tu crèves par déraison

Je n’m’étais jamais dit, je n’avais pas prévu
Qu’à te voir juste sortir
J’imaginerais qu’tu puisses mourir
On ne m’avait jamais dit, on ne m’avait pas prévenue
Que j’manquerais de respir
À l’idée que tu ne respires plus

June 4th, 2020
Catégorie: Nouvelles Catégorie: Aucune

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