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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

La persistance de la mémoire

Amour, colère et folie

Sait-on jamais? Sans doute cela deviendra-t-il une véritable tradition, de se réunir fin février à la librairie Olivieri pour marquer la conclusion du Mois de l’Histoire des Noirs avec une soirée de lecture complétée par un souper créole cuisiné par Jason, le chef du bistro, d’après des recettes de Dany Laferrière, Rodney Saint-Eloi et moi-même. C’est encore une fois l’ami Saint-Éloi qui en a été l’initiateur (lui qui était absent, retenu à Alma on ne sait trop pourquoi) mais l’équipe dynamique (dirigée par la propriétaire Rina Olivieri et son associé Yvon Lachance) a accueilli en leurs murs des lecteurs et lectrices dont la comédienne Christiane Pasquier, l’essayiste Normand Baillargeon, le poète Frantz Benjamin et les écrivains Nicolas Dickner et Dany Laferrière, présentés avec l’aisance coutumière par la maîtresse de cérémonie Maguy Métellus. Moi-même convié à y lire il y a quelques semaines, j’avais d’abord décliné cette invitation croyant que je serais à Sherbrooke pour une autre table ronde du Prix des collégiens (j’errais bêtement, cette table ronde aura lieu le 26 mars, pas le 26 février!). Et comme Rina et la pétulante Isabelle Boulanger qui s’était chargée du plan de communication insistaient, j’ai consenti à lire — moi qui ne venais honnêtement que pour entendre les autres et déguster des mets créoles en l’agréable compagnie de mon amie Catherine Vézina, que je n’avais pas vue depuis un an; moi qui me réjoussais d’écouter ensuite le quartet d’Anthony Rozankovic (Mark Haynes à la basse, Nick Boulay incandescent à la trompette et Miles Dupire-Gagnon à la batterie) en retrouvant aussi des copines comme Dominique Bergeron, Diane Lambin, Carole Gagnon et la lumineuse Lucie Bélanger.

La contrainte était de présenter des écrivains noirs qui nous avaient marqué. Presque par hasard, j’ai choisi feue Marie Vieux-Chauvet, tout surpris de découvrir une nouvelle et récente édition officielle de son chef-d’oeuvre qui a longtemps circulé en samizdat, la trilogie Amour, Colère, Folie. Un mot d’explication avant de poursuivre: publié chez Gallimard en 1968, ce bouquin réunissant trois romans thématiquement apparentés avait littéralement disparu avant même de connaître le rayonnement qu’il méritait parce que le mari de l’écrivaine s’était entendu avec l’éditeur à qui il avait racheté l’essentiel du tirage pour le pilonner afin de s’éviter des problèmes avec Papa Doc. Et pendant longtemps, on s’était opposé à la réédition de ce sulfureux ouvrage qui, plus encore que Les Comédiens de Graham Greene, illustrait avec une crudité incomparable l’ignominie du régime duvaliériste. Approuvée par les héritiers de la défunte romancière, la nouvelle édition parue sous le label Solèy offre en liminaire une version inédite des raisons du pilonnage de l’édition originale; aux historiens de démêler le vrai du réinventé. Pour ma part, je me contente de saluer l’idée qu’une nouvelle génération de lecteurs et lectrices puissent avoir accès à ce monument des lettres haïtiennes modernes.

Maintenant, un mot sur le texte que j’ai choisi de lire sans vraiment deviner l’effet qu’il aurait sur moi. J’avais opté pour un chapitre crucial du deuxième roman, mon préféré, Colère, qui raconte la vertigineuse descente aux enfers d’une famille de la bourgeoisie mulâtre tourmentée par les sbires de Duvalier. Après que le père ait consenti, sous la menace du revolver, de signer une renonciation de ses propriétés au profit d’un cruel tonton macoute (oui, je sais, quel pléonasme!), sa fille Rosa décide de se sacrifier, en Antigone moderne, dans l’espoir de sauver les biens et les membres son clan. Selon l’entente intervenue entre le macoute et elle, chaque jour à la même heure, elle acceptera de se plier à ses fantasmes sexuels violents sans protester, sans résister, sans même se plaindre, en affichant toujours sa petite gueule de martyre parce qu’il «aime les saintes».

Candidement, j’ai choisi de lire le récit par Rosa des premiers jours de son viol quotidien… sans me douter d’abord de la difficulté de lire à voix haute un texte aussi cru, aussi pétri d’émotion vive. La gorge nouée, j’ai tout de même lu jusqu’au bout l’extrait du roman que je n’avais pas revisité depuis mes années à l’université, quand Maximilien Laroche me l’avait fait découvrir. Pénible, vous dites? Mais encore, ma plus grande stupéfaction a été de découvrir à quel point ce roman avait marqué mon imaginaire et influencé mes propres écrits. Des échos de ce passage me semblent omniprésents dans mon oeuvre; j’y ai manifestement puisé beaucoup de sève pour écrire les séquences les plus dures de mes propres romans qui abordent de front ou de biais l’horreur duvaliériste: Le tumulte de mon sang, L’emprise de la nuit, La mémoire ensanglantée et bien entendu Zombi Blues. Quelle étrange sensation pour un écrivain que de retrouver la source de mes propres cauchemars.

Diane, qui me reproche depuis toujours la noirceur de mes écrits, m’a encore une fois invité à changer mes sources d’inspiration, à rechercher la lumière plutôt que les ténèbres — critique qui fait écho à celles maintes fois articulées par ma mère. Pourquoi se complaire dans l’évocation de l’horreur? m’a demandé la peintre et écrivaine qui siégeait autrefois sur mon conseil d’administration à l’UNEQ. Je n’ai pas vraiment de réponse à cette question, pas plus ce matin qu’hier, sinon cette conscience de la difficulté de se soustraire à l’emprise de la mémoire (ensanglantée, il va sans dire), au poids de l’Histoire.

Cela dit, la soirée d’hier ne se résume pas à cette plongée dans l’horreur, fort heureusement. Et je me dois d’insister sur le plaisir partagé par tous d’entendre les quatre mousquetaires sous la direction de l’Amiral Rozankovic, naviguer sur les eaux du jazz, du funk, de la bossa nova avec même une incursion aux larges des côtes haïtiennes (l’incontournable Choucoune). Enthousiasmé par l’ambiance festive, j’ai même emprunté à Nick son deuxième biniou, le chatoyant flugelhorn que j’ai embouché pour lui donner la réplique sur une relecture de «My Funny Valentine» qui fit office de conclusion.

Quelle magnifique soirée! Une tradition en devenir, je vous jure…

February 27th, 2009
Catégorie: Commentaires, Lectures, Nouvelles, Réflexions Catégorie: Aucune

3 commentaires à propos de “La persistance de la mémoire”

  1. Thomas Spear a écrit:

    En parlant aux écrivains en Haïti le mois dernier, c’était étonnant de constater à quel point Marie Chauvet a marqué tant d’écrivains, surtout les femmes. Après mes discussions avec Kettly Mars et Gary Victor, je suis également porté à relire “Danse sur le volcan” auquel j’avais toujours préféré “Amour, colère et folie” (que je viens de relire avec des étudiants, d’origine africaine principalement, avec leur grand enthousiasme).

    À noter que la trilogie, enfin disponible en français, sort également en traduction anglaise en grande pompe en août 2009 comme “Love, Anger, Madness” dans la collection classique (Modern Library) de Random House.

  2. Stanley Péan a écrit:

    Merci de l’information, Thomas.

  3. Regine Charlier a écrit:

    Monsieur,

    Je découvre par hasard votre site. Il n’y a rien d’inventé dans la mise au point qui figure à Amour, Colère et Folie. Libre à vous de prêter foi à tous les mensonges qui circulent autour de cet auteur et de sa famille. Permettez que je corrige une erreur: non, le stock n’a pas été detruit par Gallimard. Je l’ai moi-même racheté vers 1976 pour leur éviter le pilon justement et les livres se sont vendus (ou ont été offerts) en 24 ans au rythme lent des commandes que je recevais des libraires à qui je n’arrêtais pas de les proposer. Voilà la vérité.

    Je constate en tout cas que l’édition-pirate produite à Montréal et imprimée en Albanie semble être épuisée. Ou les pirates ont-ils trouvé d’autres sources de ravitaillement? Votre enthousiasme pour l’oeuvre de Marie Vieux me touche. Une réédition de sa premiere oeuvre La légende des fleurs (théâtre) a paru en 2009 en Haïti aux Éditions Marie Vieux. Bonjour à Thomas Spear.

    Bien à vous,

    Régine Charlier

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