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À propos des charades…

Patrick Lagacé s’y attendait sûrement. Sa chronique publiée ce matin dans les pages de La Presse suscite déjà des réactions, et tout le monde n’est pas aussi indulgent à son égard que j’ai pu le paraître ce matin. Mon confrère Robert Berrouët-Oriol, poète et linguiste-terminologue, m’a confié ce texte qu’il a écrit en réponse à Lagacé.

L’AGAÇANT LAGACÉ, HARGNEUX ET MÉPRISANT ENVERS LES HAÏTIENS

Dans le quotidien montréalais La Presse du 30 janvier 2010, le journaliste Patrick Lagacé, connu pour ses frasques, récidive sans sourciller : «Haïti, malade de ses charades».  On peine à croire qu’il est à Port-au-Prince pour effectuer des reportages sur le séisme qui dévaste un pays déjà si fragilisé, tant son propos est hargneux, arrogant et méprisant envers les Haïtiens, en général, et ceux qui vivent ce drame, en particulier. Franc-tireur esseulé devenu trompette iconoclaste d’un certain journalisme de poubelle, et campé sur les ruines encore fumantes de Port-au-Prince dévastée le 12 janvier dernier, notre journaliste fulmine, invective, éructe et scrute, comme lui seul sait le faire, la face « noire » de l’âme haïtienne, ses travers sinon sa part maudite. Résumons sa pensée. 

1) Haïti ? Un cocktail de bullshiteurs : « J’en ai assez des charades d’Haïti. Tous le monde bulshite dans ce pays. LÉtat, les politiciens, les Haïtiens, les journalistes -ceux d’ici et d’ailleurs-, la proverbiale communauté internationale, les travailleurs humanitaires

2) Les Haïtiens sont tous des menteurs : «Tout le monde fait semblant». Ils sont également passifs et paresseux : «les Haïtiens, collectivement, sont d’une passivité épouvantable, déprimante et délétère». Pire, ils sont brutaux entre eux car « de dictateurs en putschistes, ils tolèrent ».

3) Gommant la déliquescence déjà connue de l’État et du pouvoir exécutif en Haïti, les Haïtiens osent s’en prendre à l’international, ils critiquent «non pas leur État minable, mais l’ONU, les États-Unis, la France…»

4) Monsieur Lagacé a le droit de tout dire : « Je crois avoir décrit l’urgence avec suffisamment de compassion pour avoir le droit, ici, juste une fois, de dire que les Haïtiens participent activement à leur malheur. Par passivité, justement

Alors 200 000 personnes seraient mortes, des centaines de milliers d’autres seraient portées disparues, sinistrées « par passivité » ou par « fatalisme » ? La charge est superficielle et borgne, on l’aura compris, au moment où chacun pleure la disparition d’un proche, d’un ami, d’un collègue québécois, d’un travailleur humanitaire, d’un policier canadien, d’un évêque catholique haïtien… Mais les préjugés comme les clichés réducteurs et xénophobes ont la vie dure, même en temps de crise gravissime, alors même que notre journaliste prétend, illuminé et condescendant, avoir « le cœur suffisamment brisé par suffisamment d’enfants affamés ». Et Patrick Lagacé, franc-tireur de l’amalgame, en a déjà commis d’autres, auparavant, à propos d’Haïti. Faudrait-il prendre pour acquis qu’il est à la recherche d’un lectorat et d’une notoriété qu’il n’a pas su, jusqu’ici, obtenir par des articles et reportages de qualité ?

Il est flagrant et désolant que les ‘’reportages’’ de Patrick Lagacé ne contribuent en rien à une plus grande intelligence du drame actuel. En prenant l’avion pour Haiti, l’agaçant Patrick s’est au préalable armé de ses habituels préjugés : fébrile, il part à la recherche de poubelles, d’égouts, de porcs, de montagnes de détritus, de bidonvilles exsangues, de cohortes de menteurs-bulshiteurs, de riches et insolents bourgeois roulant en Porsche Cayenne, d’« officiels qui bandent sur les titres », de chauffeurs haïtiens richissimes qui touchent… 200 $US par jour –alors, Patrick, tu t’es trompé de métier ?–, bref de toute une sous-humanité qui ne mérite que sa colère et son mépris… Qu’à cela ne tienne, Patrick Lagacé en a tellement marre « des charades d’Haïti » qu’il n’a pas vu passer, au motif de l’aide humanitaire et de la compassion journalistique, tous ces vautours qui font déjà leur beurre sur le dos des victimes.  Pourquoi les verrait-il, il en porte lui-même le déguisement compassionnel, voire la justification hallucinée…

Il serait sans doute fastidieux de démonter ligne par ligne les élucubrations ‘’journalistiques’’ de l’agaçant Patrick. Pour l’heure, je m’en tiens aux observations suivantes.

A) Dès les premières minutes du séisme, les habitants de Port-au-Prince, de Jacmel, de Léogane et de Petit-Goâve ont fait preuve, avec les moyens du bord, d’une exemplaire solidarité, quartier par quartier.

Contrairement aux fumeuses ‘’analyses’’ de Patrick Lagacé, les premiers secours à la population haïtienne sont le fait des Haïtiens eux-mêmes, qui en cela ont précédé l’indispensable solidarité internationale. On imagine mal comment de fieffés ‘’menteurs’’ et ‘’bulshiteurs’’, des êtres aussi indolents, ‘’brutaux’’ et ‘’fatalistes’’ aient pu, les mains nues, s’attaquer immédiatement aux gravats, secourir les blessés, trouver de rares médicaments… Faudrait-il de surcroît mettre en lumière l’empressement manifeste de plusieurs médecins et infirmières d’origine haïtienne du Canada et des États-Unis qui, sans hésiter, et dès les premières heures, sont allés porter secours à leurs compatriotes en détresse? De manière soutenue, la presse audiovisuelle canadienne et américaine en a témoigné avec retenue, respect et admiration.

B) Le drame haïtien habite toute la population québécoise et toute la société canadienne.

En tenant également compte des liens historiques entre le Canada et Haiti, qui remontent au 19e siècle, le séisme du 12 janvier 2010 interpelle la conscience citoyenne des Québécois et des Canadiens. C’est précisément cela que Patrick Lagacé ne tolère pas et qui alimente, une fois de plus, son intolérance, son aveuglement, ses demi-vérités, sa fascination pour l’amalgame raciste et xénophobe lorsqu’il écrit sur Haïti. Le journaliste de La Presse va à contre-courant de l’immense engagement solidaire dont les Québécois et les Canadiens ont fait preuve ces deux dernières semaines à l’égard des victimes du séisme. Et c’est un enfant de 6 ans, «Super Émile», qui, sans le savoir, lui répond avec l’intelligence du cœur : « En 24 heures, tout seul et de son propre chef, Émile a pris le téléphone, appelé grand-papa, grand-maman et à peu près tous les membres de la famille pour amasser des sous destinés aux victimes du séisme en Haïti. Au moment où j’écris ces lignes, il a déjà 165$ à remettre à la Croix-Rouge » (Tristan Malavoy-Racine, magazine Voir, « Le blogue de Tristan – Super Émile et Haïti », Montréal, 21 janvier 2010).

Pour conclure, je retiendrai que

  • La Presse a certainement commis une grave erreur de jugement en envoyant Patrick Lagacé couvrir le séisme qui a frappé Haïti;
  • le journalisme de poubelle, superficiel et sensationnaliste, constitue une violation du droit des lecteurs à une information de qualité;
  • le journalisme de poubelle pratiqué par l’agaçant Patrick est manifestement, pour les victimes du séisme en Haïti, un déni d’humanité et la scabreuse éthique qu’il est le seul à défendre frise l’indécence;
  • ses élucubrations ne contribuent pas à mieux faire comprendre le drame haïtien aux lecteurs de La Presse; et en cela aussi, ses prestations journalistiques sont d’une lamentable médiocrité;
  • contrairement à l’agaçant Patrick, de manière générale les journalistes canadiens –notamment ceux de Radio-Canada  et de TVA–, ont fait un travail remarquable, objectif, documenté, en couvrant jour après jour les derniers événements et en donnant voix à la formidable solidarité manifestée envers Haïti par les Québécois et les Canadiens.

Le mythe du  nègre « bon sauvage » –menteur et brutal, indolent, fataliste et paresseux–, naguère invalidé par Anténor Firmin (De l’égalité des races humaines) et Lévi-Strauss (Tristes tropiques), semble avoir la dent longue. Libre à un journaliste en quête de reconnaissance sensationnaliste de le colporter. À son insu, pourtant, l’agaçant Patrick nous oblige à interpeller la sagesse des peuples et du Poète : en tout temps et davantage en cas de sinistre, mieux vaut cultiver ce qui nous rassemble. Au premier chef, le respect mutuel et le combat citoyen pour la dignité.

(Nota : l’auteur est linguiste-terminologue et poète. Dernières publications : « En haute rumeur des siècles », poésie, 2009, éd. Triptyque; « Poème du décours », poésie, 2010, éd. Triptyque.)

February 2nd, 2010
Catégorie: Commentaires, Lectures, Réflexions Catégorie: Aucune

8 commentaires à propos de “À propos des charades…”

  1. Jean-François Thibaud a écrit:

    C’est effectivement dans le feu de l’action que les esprits se révèlent. Devant la grandeur du courage haïtien, la petitesse de cet agaçant fouille-poubelle est manifeste. Cela pose quand même un problème éthique important qui concerne le rédacteur en chef de la Presse: comment peut-il laisser passer de telles insanités en de tels moments ?

    Le texte de Monsieur Robert Berrouët-Orio est excellent. Même si je comprends la prudence haïtienne sur l’histoire passée, et même si je comprends l’importance de “mieux cultiver ce qui nous rassemble., “j’aurais aimé entendre des haïtiens sur la partie du texte ou Lagacé dit

    ” Et quand un président élu leur coupe les couilles, ce sont les marines américains qui le sacrent dehors. Pas les Haïtiens.” ce qui à mon humble avis dépasse les limites de l’entendement….

    Je ne connais pas tous les détails de l’histoire d’Aristide, et il a peut-être sa part de tort, mais l’arrivée des marines vendue comme salvatrice dans cette situation… C’est hélas, j’ai bien l’impression, la lecture des événements qui domine dans notre belle société condescendante.

    Dans ce contexte, Lagacé s’imagine donc exprimer tout haut, ce que beaucoup pensent tout bas.

    Lamentable

  2. Robert Berrouët-Oriol attaque Patrick Lagacé | Renart Léveillé a écrit:

    […] ». Ça ne m’a pas fait grimper au plafond, contrairement au poète et linguiste-terminologue Robert Berrouët-Oriol qui le vilipende via l’espace de Stanley […]

  3. Jean-Michel Cassagnol a écrit:

    Bonjour Renart.
    Connaissez-vous la fable de l’autruche, qui se voile le regard pour ne pas voir ? Avez-vous vraiment lu la chronique arrogante et méprisante de Patrick Lagacé ? Mieux : avez-vous vraiment COMPRIS la solide argumentation de Berrouet-Oriol ? Votre commentaire brumeux laisse croire le contraire et permet de mesurer encore une fois le degré de toxicité des chroniques de Lagacé dans La Presse. Pire : que valent les élucubrations de ce journaliste face à la détresse des familles haitiennes pleurant 200 000 morts ? Le Québec doit-il, en 2010, s’épuiser à démasquer tous les xénophobes et racistes embusqués sous couvert de ”chroniques d’opinion” ? Je ne le crois pas. J’approuve à 100% l’analyse de Berrouet-Oriol : la solidarité passe par la lucidité et le respect. Lagacé nous deshonore tous.

  4. Jean-François Thibaud a écrit:

    Bien d’accord avec Monsieur Cassagnol sur le “degré de toxicité” des chroniques de Lagacé et de ses alter-ego comme Martineau et Dutrizac.

    Encore une fois, je réitère ma demande, quand est-ce que les représentants de la communauté haïtienne qui ont accès à la parole dans les médias vont-ils soulever le problème grave de la relecture de l’histoire qui fait vendre l’intervention des marines contre Aristide comme une bonne chose? Je ne connais pas les détails de cette histoire mais à première vue, il me semble y trouver là, un noeud gordien majeur et un tabou absolu.

  5. Sarah-Émilie a écrit:

    Il est intéressant de noter qu’à la Une du dernier magazine l’Actualité, on cite Michaëlle Jean: «Ce qui doit changer en Haïti, c’est l’égoïsme, c’est le chacun pour soi et pour son clan.»

  6. Paul Laplante a écrit:

    Que de palabres et sparages. Lagacé a raison, vous le savez mais vous préférez disserter…

    Typique des Haitiens.

  7. Haïti : État minable et caillou de pauvreté | Le blog de la cyberculture a écrit:

    […] À propos des charades… […]

  8. Savignac a écrit:

    Lagacé s’est trompé. il a omis la psychologie du malheur. J’en parle ici : http://savignac.wordpress.com/2010/02/15/charades-pourquoi-lagace-sest-trompe-sur-haiti/

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