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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Le régime de l’arbitraire

Bon, c’est la dernière entrée de la matinée, c’est promis. J’ai beau être en relâche de la radio, il ne faut quand même pas exagérer — surtout après trois mois de silence sur ce blogue. Je donnerais l’impression de m’abandonner à l’oisiveté, alors qu’on m’attend à la rédaction du Libraire ce matin.

Voilà, c’est Nadine Magloire qui attire aujourd’hui mon attention sur ce billet de mon pote romancier et poète haïtien Lyonel Trouillot (croisé trop vitement au Capitole de Québec, lors de la cérémonie de remise du Prix des Cinq Continents en octobre dernier). Paru le 3 novembre dernier, le texte porte sur la politique extérieure de notre bien-aimé gouvernement conservateur. Trouillot ne m’en voudra pas de le reprendre ici intégralement, pour vous éviter de devoir le chercher dans le fouillis du site web du quotidien Le Matin de Port-au-Prince.

Wooly Saint-Louis Jean et Tamara Suffren ne chanteront pas à Montréal, accompagnés à la guitare par Junior Dorcélus, dans le cadre du mois créole. La fête aurait été plus belle, le froid un peu moins rude, le pays d’origine un peu plus présent dans les mémoires et dans les cours avec la voix chaude de Tamara, les mélodies de Wooly, les textes de Syto Cavé, Georges Castera, Franketienne.

Wooly et Tamara ne chanteront pas à Montréal. Depuis déjà des mois, les citoyens haïtiens ne cessent de se plaindre des difficultés auxquelles ils font face pour l’obtention d’un visa dentrée au Canada. Difficultés qui, dans la majorité des cas, donnent lieu à un refus. J’ai vu pleurer une mère qui voulait, le temps de ses vacances, aller voir ses filles qui étudient là-bas. Elle travaille depuis vingt ans dans une grande institution haïtienne et n’a aucune envie daller s’installer ailleurs. Elle voulait juste voir ses filles.

C’est un attribut de la souveraineté d’un État (est-ce parce que nous semblons avoir oublié le sens du mot souveraineté et nous complaire dans une situation d’occupation molle que nous sommes traités avec tant de suspicion et de mépris ?) de décider de refuser l’accès de son territoire à des ressortissants étrangers. Il y a le droit, la loi. Mais il y a aussi l’arbitraire, la grossièreté et le ridicule.

Wooly Saint-Louis Jean et Tamara Suffren étaient invités à chanter au profit de la communauté haïtienne de Montréal. Cest leur métier, leur vie. Le visa a été accordé à Wooly, il a été refusé à Tamara. Pour quelqu’un, à l’ambassade du Canada, c’est un crime d’être jeune. Pour quelqu’un à l’ambassade du Canada, quand on est jeune on ne peut pas vouloir vivre dans son pays d’Haïti, on a pour vocation et destinée de se transformer en immigré clandestin. Pour quelqu’un à l’ambassade du Canada, tout Haïtien cache sans doute un menteur dont le plus beau rêve, que dis-je : l’unique rêve est d’arriver au Canada et de s’y installer. Tamara, elle, voulait juste aller chanter pour ces autres nous qui sont là-bas et revenir chanter ici, comme, avec son talent, c’est sans doute son avenir de chanter ici et partout où il existe des gens qui aiment la chanson.

C’est la croix et la bannière pour aller au Canada. C’est linformation, de plus en plus vérifiée, qui circule. On laissera aux sociologues le soin de chercher l’origine de ce préjugé dont nous sommes victimes. Il se cache là des mots en « isme ». Non, c’est à peine s’ils se cachent ces mots en « isme » dont on perçoit le spectre.

Dans le cas de Tamara, il y a eu (on les appelait ici de vive voix) des interventions amicales de fonctionnaires, diplomates, membres de l’Exécutif, tant sans doute la chose leur paraissait incroyable. Un dieu caché à l’ambassade du Canada a dit : non. L’humiliation ne frappe pas que l’artiste, elle s’étend à des personnes très haut placées dans le gouvernement, elle touche donc l’État haïtien, la communauté des artistes haïtiens, la communauté haïtienne de Montréal et du Canada qui est utile au pays d’adoption dans une relation d’échange égal entre celui qui reçoit et celui qu’on accueille.

La politique de l’ambassade du Canada, cet arbitraire sans nuances, a pour effet concret de couper au maximum les liens entre les Haïtiens vivant au Canada et Haïti. Si l’on ne peut plus aller voir ses enfants, si l’on ne peut plus chanter pour les Haïtiens de Montréal et du Québec, il ne nous restera plus que le courriel et les passages à la télévision de Dany Laferrière, Luck Mervil, Stanley Péan ou de la Gouverneure générale pour garder le lien avec les Haïtiens vivant au Canada. Ceux-là, on aime bien les montrer. Mais des citoyens canadiens d’origine haïtienne vivant en Haïti disent qu’ils ne sont guère invités par leur ambassade le jour de la fête nationale ou à l’occasion d’autres grands événements.

Wooly Saint-Louis Jean et Tamara Suffren ne chanteront pas à Montréal. Dommage pour nos frères et surs de là-bas. Quelqu’un, à lambassade du Canada en Haïti, en a décidé ainsi, les privant d’un moment de bonheur et de retrouvailles avec eux-mêmes.

La communauté des artistes haïtiens en prend acte. La communauté haïtienne du Canada en prendra aussi acte. Ici comme ailleurs, les artistes parlent de ce qui les inquiète. À Montréal, comme à Port-au-Prince, la politique de l’ambassade du Canada en Haïti donnera peut-être lieu à quelques concerts.

December 1st, 2008
Catégorie: Nouvelles Catégorie: Aucune

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