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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Amnistier Baby Doc? Pa manyen peyi a konsa

J’ai attendu une journée avant de réagir à cette nouvelle lue dans La Presse d’hier, pour éviter de céder à la tentation de l’hyperbole. Je n’ai jamais été adepte de l’émotivité et, depuis que j’ai une tête pour penser, j’ai toujours préféré la réponse calme et posée à l’emportement. Seulement, voilà, cette idée d’offrir l’amnistice à Jean-Claude Duvalier avancée hier et de manière bien prématurée par le nouveau président de la République d’Haïti me hérisse tous les poils sur le corps et confirme déjà la méfiance que m’inspirait avant même son accession au pouvoir cet apôtre de la plus vulgaire démagogie. Passons sur le fait que Michel Martelly, ainsi que le rappelait récemment Pierre Emmanuel sur le blogue du journal Métro, «avait sa carte de la milice politique des Duvalier, fricotait avec les dictatures militaires et sympathisait avec le FRAPH qui terrorisait les quartiers populaires». Et comprenons bien que si Martelly propose la même amnistie pour Aristide (dont il n’a jamais été un sympathisant), c’est par pur opportunisme et pur besoin de draper dans les oripeaux de la magnanimité une décision qui relève de l’inacceptable et qui m’apparaît de mauvais augure pour la suite des choses.

Soyons néanmoins brefs et précis: personne ne me fera accepter que le dictateur qui a prolongé le règne sanguinaire de son père François Duvalier se voit offrir le paradis sans confession, même après un quart de siècle d’exil doré pendant lequel on ne l’a guère inquiété tandis qu’il se la coulait douce sous les cieux cléments de la France. Plus précisément, pour les exactions, fraudes et crimes contre l’humanité commis sous son règne, Jean-Claude Duvalier mérite d’être jugé selon les règles, ou alors oublions de voir émerger en Haïti une société de droit, oublions jusqu’à l’idée de la justice.

Car c’est ce cela qu’il s’agit ici: de Justice, une idée à laquelle je refuse qu’on m’oppose celle du pardon, de la réconciliation, de l’amnésie. Il a été beaucoup question du pardon récemment au Québec, dans la tourmente provoquée par la décision malheureuse de Wajdi Mouawad d’inviter Bertrand Cantat (l’ex-leader du groupe rock Noir Désir, coupable de l’homicide involontaire de sa conjointe Marie Trintignant) sur scène dans son ambitieuse relecture du «cycle des femmes» de Sophocle. L’ennui, c’est que chaque fois qu’on évoque ce pardon, on laisse entendre qu’il est possible voire souhaitable de l’imposer de manière péremptoire et que ceux qui mettent en doute la pertinence du pardon appartiennent forcément au rang des réactionnaires revanchards.

Eh bien, quitte à passer pour tel, je l’avoue, l’idée du pardon, et l’écoeurante odeur de bondieuserie qui la nimbe, me séduisent moins qu’elles me lèvent le coeur en ce qui concerne Jean-Claude Duvalier. À l’instar d’Albert Camus opposant son idée de la justice nécessaire à cette charité chrétienne que défendait François Mauriac au moment de l’épuration, je refuse qu’on balaie dans les oubliettes ce qu’incarne Baby Doc, le sang que son régime et celui de son père a fait couler, les familles détruites, les vies gaspillées, le pays spolié. Dans son célèbre éditorial paru dans Combat le 11 janvier 1945, l’auteur de L’Étranger écrivait à ce propos.

«[…] le pardon ne me parait pas plus heureux et pour aujourd’hui, il aurait des airs d’injure. Dans tous les cas, ma conviction est qu’il ne nous appartient pas. Si j’ai l’horreur des condamnations, cela ne regarde que moi. Je pardonnerai ouvertement avec M. Mauriac quand les parents de Velin, quand la femme de Leynaud m’auront dit que je le puis. Mais pas avant, jamais avant, pour ne pas trahir, au prix d’une effusion du cœur, ce que j’ai toujours aimé et respecté dans ce monde, qui fait la noblesse des hommes et qui est la fidélité.»

De même, je conteste cette idée de soustraire Jean-Claude Duvalier à la justice nécessaire quoique imparfaite des hommes. Je la conteste par égard pour la mémoire des femmes et des hommes torturés et assassinés dans les geôles duvaliéristes, par refus de souiller l’honneur de ces générations privées de leurs parents et parfois de leur pays natal, par respect pour mon père contraint à cet exil qu’il n’avait pas choisi de gaieté de coeur, exil au terme duquel comme plusieurs de ses compatriotes il s’est éteint loin de chez lui.

Du temps où il faisait danser les foules sous son nom de scène de Sweet Micky, Michel Martelly avait intitulé l’album live de ses meilleurs succès 200% kaka. Faut-il redouter que ce titre soit un présage de ses années de présidence? Je préfère comme lui autrefois détourner la mélodie d’«Angola» de Cesaria Evora pour lui chanter pa manyen peyi a konsa… (ne tripote pas le pays de cette manière…)

April 19th, 2011
Catégorie: Commentaires, Événements, Réflexions Catégorie: Aucune

15 commentaires à propos de “Amnistier Baby Doc? Pa manyen peyi a konsa

  1. Paule Fred a écrit:

    Amnistie pas du tout. Pardon et réconciliation ne peuvent prendre place que lorsque déjà la justice a eu lieu, que lors qu’il y a eu jugement. Et non pas comme vous le dites, retraite dorée ignominieuse aux frais du peuple haitien sur les plages de France.

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  2. Bruno Marin a écrit:

    merci de nous faire réagir sur des sujets aussi importants

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  3. Seb Doubinsky a écrit:

    Magnifique texte. Bravo. Et digne de Camus, oui.

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  4. Victorien Pilote a écrit:

    Bien dit, je partage.

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  5. Xavier Ovando a écrit:

    J’avoue que hier, en voyant la nouvelle, j’ai eu un élan de compréhension pour le geste de pardon proposé. Je suis un adepte du pardon moi même, car j’ai du pardonner à mon propre frère des gestes qu’il a porté sur moi durant l’enfance. “Pardon” sans lequel je n’aurait pu continuer à vivre. Gestes que je n’oublierai jamais. Ce fut un genre d’acceptation salutaire.

    Je suis content que tu parles de Cantat dans ton commentaire. Un peu parce que, pour moi, il aurait été bénéfique de pour la réconciliation et l’élévation humaine de notre société d’entendre Bertrand Cantat et de le voir incarner un rôle exorcisant et sans doute le plus difficile de sa vie — se réveiller après une beuverie et trouver sa blonde morte et ses propres mains ensanglantés le relève de la maladie mentale, du psycho-drame Français, tout au moins d’un évident besoin de consulter qui a été ignoré par amour. Car depuis la nuit des temps on connaît ce dont l’homme et la femme sont capables par amour. Vicié certes, maladif aussi, passionné sans équivoque. Mais tout de même par amour.

    http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Pinochet_de_Civil.jpg

    Ce matin en te lisant je me suis rappelé que d’où je viens, on a aussi proposé d’amnisitier et de ne pas juger un “ti-vieux innoffensif” pour ce qu’il avait fait. Ce pour des raisons humanistes et de réconciliation nationale. Je parle d’Augusto Pinochet Ugarte, dictateur du Chili de 1973 a 1990, pilleur des richesses du pays, assasin de dizaines de milliers, erecteur de la terreur étatique et usurpateur du pouvoir légitime du président socialiste élu démocratiquement, Dr. Salvador Allende Gossens. …et soit dit en passant, Augustito l’ami de Duvalier.

    Ce matin toi, Le survenant de Montréal nord, tu me le rapelles… et je t’en remercie car tu me fais rendre compte de ce que notre monde trop confortable et bien pensant essaie de me faire… et il a presque réussi. Ce monde tente de mettre toutes les chose sur un pied d’égalité, que tous les sujets soient égaux et que plus on en parle plus on s’en crisse. Et cela Noam Chomsky l’avait prédit… “manufacturing of consent”. C’est en train d’arriver.

    Un dictateur n’est pas la même chose que l’assassin fou de passion. Ses gestes n’ont pas du tout la même portée, et pourtant. On traite l’artiste fou amoureux comme le pire des criminels de guerre même après avoir purgé sa peine. Tandis qu’on amnistie et donne asile aux violeurs et pilleurs de nations sans les embêter… (qu s’est il passé avec les Trabelsy? s’ont-ils encore ici quelque part? oui? non?) Et personne ne s’indigne!!!! 200% kaka!

    Depuis 20 ans je dis a la blague, “anyway, la société c’est d’la marde!” depuis un ti boutte j’ai comme peur de le dire sérieusement.

    Il n’y a plus de hiérarchie logique entre les événements et les gestes… un fait divers prends le même temps d’antenne et a le même poids qu’une nouvelle politique qui changerait le monde. Et ce n’est pas un hasard!! Et il faut dénoncer ça. Dire les vraies affaires.

    Merci Stanley pour ce ti-coup sur l’épaule qui me ressaisit. Et surtout continue à les donner, ces coups! C’est nécessaire!… Je crois q’y’en a ici au Québec, à qui il faudrait donner une claque dans face et les brasser pour les sortir de l’hypnotisme. et j’espère que ça va s’en venir…

    Mais pour Ayiti… pour y avoir été, je te dirais que c’est difficile de se concentrer lorsqu’on a le vendre vide… encore plus difficile de refuser les bonbons… voila la responsabilité que dois prendre la diaspora mon ami… d’y retourner et d’intervenir, infiltrer les rouages, et les nettoyer car des amis de Duvalier y’en a encore “anpil” juges, maires, préfets, hommes d’affaires et “moins honnêtes”. Un pouvoir semi caché qui résiste et cache sa vraie face alors qu’on est a point de l’attraper… ici aussi ça existe et partout au monde…. c’est la mafia, les cliques, les consortiums. et la seule façon de s’y opposer c’est la lutte ouverte et la dénociation.

    Ayiti a besoin d’une diaspora qui ne fera pas que de la charité et qui n’ira pas montrer a ces pauvres frères “comment ça marche”… elle a besoin d’engagement… du vrai. et de lumière… pour faire sortir les cafards… pas besoin d’espoir car de l’espoir y’en a à la tonne, de la résilience aussi. et des gens prêts a se sortir de la misère avec les bon outils.. pour l’instant, ils prennent ce qu’on leur offre… pourquoi ne pas offrir autre chose…

    Ayiti est à reconstruire et les cafards de l’état ne traînent pas dans les décombres. Mais ils surveillent. Maintenant c’est le temps d’aller se salir les mains en travaillant avec ces hommes et femmes, libres et travaillants qui sont dans ces camps de fortune, dans la rue et dans les champs.

    C’est le temps de prendre la place avant que les larrons se réorganisent et se la réapproprient… le temps de changer l’histoire.

    Lautaro Xavier Ovando
    faux con rapide de petite patrie 😛

  6. Audrey Benoît a écrit:

    Et j’aime bien cette citation : “… pour ne pas trahir, au prix d’une effusion du cœur, ce que j’ai toujours aimé et respecté dans ce monde, qui fait la noblesse des hommes et qui est la fidélité.»

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  7. Lise Bilodeau a écrit:

    “Jamais” amnistier Jean-Claude Duvalier. Merci de votre blog. Cela m’a permis de connaître ce “nouveau président”. Ici, à Québec, nous sommes parfois peu informés sur les tendances et les agirs des gens politiques d’Haiti. Le père de mon fils est Haitien et il est sorti d’Haïti dans les années 1968. Je n’ai jamais oublié ce qu’il me décrivait comme horreur sur ce qui se passait sous le joug du père Duvalier à cette époque.

  8. Marie-Hélène Fournier a écrit:

    Bien d’accord!

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  9. Marie Benoît a écrit:

    …en effet…un délire incompréhensible…

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  10. Hélène Basque a écrit:

    Bravo Stanley! Il est temps de se tenir debout et de conserver la mémoire! Il faut se souvenir… Et surtout ne pas oublier et banaliser des gestes qui sont lourds de conséquence.

    Se souvenir… Ne pas oublier malgré le temps.

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  11. christiane forgues a écrit:

    Monsieur Péan,

    Je trouve ridicule également de penser amnistier Jean-Claude Duvalier et je pense bien que la principale raison est que le nouveau président d’Haïti veut se rallier les anciens dirigeants parce qu’il se sent impuissant face au défi gigantesque qu’il a à relever.

    D’autre part, je ne peux admettre d’amalgamer ce scandale politique avec un homicide involontaire qui a été jugé et dont la peine encourue a été purgée. Ces 2 questions n’ont selon moi aucun rapport.

  12. Stanley Péan a écrit:

    Bonjour Mme Forgues,

    Vous vous méprenez sur le sens de mon évocation de l’«affaire Cantat»; je n’essayais pas d’amalgamer. Je soulignais simplement qu’on évoque volontiers le pardon à tort et à travers et qu’à mon avis on ne peut l’imposer dans un cas dans l’autre.

    Merci de votre contribution à cette discussion.

    Stanley Péan

  13. Edgar Bori a écrit:

    Difficile de faire face au comportement de certains de nos soeurs et frères humains dont l’honnêteté et la franchise ne sont pas au rendez-vous

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  14. Christiane Rioux a écrit:

    J’ai aussi réagi fortement lorsque j’ai entendu la nouvelle, me demandant pourquoi l’humain oublie si facilement alors qu’il serait de bon aloi surtout dans ce cas précis de se référer à l’Histoire pour prendre des décisions éclairées… Le…s dirigeants ont un devoir de mémoire et l’administration publique est justement là pour colliger le plus objectivement possible ce genre d’information au profit des élu(e)s… Est-il nécessaire de toujours refaire la roue !?!

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  15. Stefan Psenak a écrit:

    Cher Stanley,

    Si on me demandait pourquoi je te considère comme un frère, je donnerais à lire ce texte brillant (Amnistier Baby Doc? Pa manyen peyi a konsa) en ajoutant : Et des raisons comme ça, il y en a cent autres.

    Merci pour ce plaidoyer. Merci de ramener Camus, éclaireur de la raison.

    Stefan

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