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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Rendre à Césaire ce qui lui revient

— Donne-moi ma poupée, c’est ma poupée à moi!
— Papa, Laura, elle veut pas me prêter l’amoureuse de Kirk!

Au milieu des cris des enfants qui se chamaillent pour une Barbie — même après avoir passé près d’un mois au fond d’un bac de Barbies, le Capitaine Kirk qu’on croyait égaré n’a toujours pas assouvi son légendaire appétit de conquête –, le coup de fil me prend au dépourvu. C’est la recherchiste de RDI en direct — Matin qui veut que je réagisse à chaud à l’annonce du décès d’Aimé Césaire au bulletin d’information de 7h20. Je n’étais même pas au courant. Décidément funeste, ce mois d’avril: après Robbert Fortin lundi, le père-fondateur de la négritude. J’accepte, même si je n’ai que dix minutes pour rassembler mes idées…

La dernière fois que Louis Lemieux m’a reçu à cette émission de RDI, en studio ce vendredi-là de fin décembre, c’était pour souligner le décès d’Oscar Peterson qu’on portait en terre dans l’après-midi. Me voici donc convié à honorer la mémoire d’une autre icône de la culture nègre, ce monument que fut l’auteur du Cahier d’un retour au pays natal. Comment dire l’importance et l’influence qu’il a eues, tant par son action politique que par son oeuvre littéraire? Avec Léopold Sédar Senghor, Léon Gontran-Damas et Frantz Fanon, Césaire compte parmi les premiers intellectuels noirs de la francophonie, les plus fondamentaux. Ensemble, ils ont esquissé, dans un Occident pas encore convaincu de la nécessité de la décolonisation, les contours de cette négritude qui n’est rien d’autre qu’un avatar de l’humanisme.

Il ne faudrait pas pour autant réduire la poésie incandescente de Césaire au contexte sociologique de sa création, au message qui la sous-tend: acclamé par Breton qui en enviait volontiers la flamboyance, le Cahier d’un retour au pays natal est un monument dans la poésie mondiale parce que la langue de Césaire, vibrante, forte, y charrie un torrent d’images explosives.

Partir.
Comme il y a des hommes-hyènes et des hommes-
panthères, je serais un homme-juif
un homme-cafre
un homme-hindou-de-Calcutta
un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas
l’homme-famine, l’homme-insulte, l’homme-torture
on pouvait à n’importe quel moment le saisir le rouer
de coups, le tuer – parfaitement le tuer – sans avoir
de compte à rendre à personne sans avoir d’excuses à présenter à personne
un homme-juif
un homme-pogrom
un chiot
un mendigot

mais est-ce qu’on tue le Remords, beau comme la
face de stupeur d’une dame anglaise qui trouverait
dans sa soupière un crâne de Hottentot?

Parallèle à la démarche de ses frères noirs anglophones de la Harlem Renaissance, la trajectoire d’Aimé Césaire est une éblouissante traversée de ce XXe siècle tourmenté. Certains de ses compatriotes ont fini par lui reprocher de n’avoir pas déclaré l’indépendance de son île en accédant au pouvoir en Martinique. On sous-estime cependant l’influence de sa poésie et de sa pensée sur celles des grands chantres de la nation québécoise, de Gaston Miron à Paul Chamberland. C’est à la lecture de Césaire que Pierre Vallières a pu formuler son concept de Nègres blancs d’Amérique, établissant un parallèle indiscutable entre la condition des canadiens-français d’avant la Révolution tranquille et celle des anciens esclaves de colonies européennes.

Sur un plan plus personnel, ce n’est pas un hasard si mon premier livre, La plage des songes, emprunte son titre à un vers du Cahier…, d’ailleurs cité en exergue. Ce n’est pas non plus un hasard si une autre citation du Cahier… ouvre mon deuxième livre, Le tumulte de mon sang (mon premier roman, réédité l’automne dernier). Je dois à Une tempête, la relecture par Césaire de La Tempête de Shakespeare du point de vue du colonisé (Caliban), l’idée de m’approprier la trame générale de «La chute de la maison Usher» d’Edgar Allan Poe pour en faire Le tumulte…; de fait, j’ai même glissé dans ce roman des clins-d’oeil à La Tragédie du roi Christophe.

Le legs de Césaire au Grand Livre de la Littérature Universelle est considérable et l’Histoire n’en finira pas de le prouver. Voilà pourquoi il importe ce matin de rendre à Césaire ce qui lui revient…

April 17th, 2008
Catégorie: Commentaires, Nouvelles, Réflexions Catégorie: Aucune

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