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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Post scriptum: le théâtre de l’abomination

Il faisait gris et il tombait une neige légère, vendredi matin, quand j’ai franchi le portail d’Auschwitz, une grisaille et un mauvais temps tout à fait appropriés à mon sens, si on veut bien me pardonner cette évidence. Après avoir longtemps hésité à savoir si elle m’y accompagnerait ou non, mon interprète Beata, qui connaissait déjà les lieux pour les avoir trop souvent arpentés pour des raisons professionnelles, avait finalement décidé d’y venir. Pas que ses services seraient requis: Anna, la guide qu’on m’avait affectée s’exprimait dans un anglais élégant, avec une touche d’accent polonais. Et cette histoire, j’en savais en bout de ligne plus de détails que je l’imaginais.

C’est le Consul de la Pologne à Montréal, Andrzej Szydło, le commanditaire de mon voyage, qui avait suggéré la visite aux camps de la mort nazis en terre polonaise. J’avais accepté par curiosité intellectuelle, malgré le caractère forcément morbide d’une telle expédition; sachant qu’il aurait avec lui sa petite Ella, six ans, Kuba avait pour sa part choisi de passer son tour. Je comprenais tout à fait mon ami: à six ans, sa fille n’avait pas besoin d’être exposée à un concentré du pire de ce que l’humanité peut être.

Je ne suis pas le premier à l’écrire ou le dire: les mots traduisent inadéquatement la tragédie qui s’est jouée et ces lieux. Il faut cependant s’y attarder, s’attardèr notamment à leur détournement pour prendre la juste mesure de la perfide cruauté des nazis. « Arbeit macht frei, » peut-on lire au-dessus du portail qui s’ouvre  sur l’allée principale de cet ancien camp militaire polonais reconvertir en usine à exterminer, d’abord des opposants politiques polonais, des soldats soviétiques et, ultimement, des juifs déportés des quatre coins de l’Europe. Le travail rend libre: ce slogan, emprunté au camp de Dachau par le SS-Obersturmbannführer Rudolf Höss, commandant des troupes allemandes dans la région, est une sorte de gifle quotidienne assénée aux prisonniers qui la lisent quotidiennement en entrant et en sortant de l’enceinte, matin et soir, au rythme d’une marche jouée par un orchestre de leurs co-détenus. Une gifle rendue plus cruelle par le fait qu’on leur disait dès leur arrivée que la seule évasion possible de ces lieux était la mort.

Je n’ai pas vraiment de rapport émotif à cette histoire, qui compte parmi les pires atrocités de l’Histoire de l’humanité, au même titre que la traite négrière tout aussi assassine que l’Occident a pratiqué pendant quatre siècles. Je ne suis pas venu ici pour pleurer (ce n’est pas le genre de la maison), ni même pour comprendre (parce que l’esprit sensé refuse d’appréhender cette horreur). Mais les lieux obligent au recueillement et à la réflexion. Aussi faut-il oublier momentanément ses autres soucis, futiles en comparaison de ce qu’on a commis ici, et constater de visu l’abominable industrialisation du meurtre, les implacables mécanismes de déshumanisation qu’Hitler et ses hommes ont mis en oeuvre ici.

À l’entrée de l’un des baraquements, j’ai reconnu ces mots de George Santayana, autrefois placés par Harlan Ellison en exergue à l’une de ses nouvelles sur le sujet, « The Boulevard of Broken Dreams » (recueillie dans Strange Wine) : « Ceux qui oublient le passé sont condamnés à le revivre ». Inévitablement, parce que j’ai d’abord appréhendé ce cauchemar par le biais de la fiction, cette visite m’a rappelé la dernière scène d’un épisode de The Twilight Zone somme toute moyen, « Death Head Revisited » qui portait également sur cette page sombre du Grand Livre du XXe siècle. Dans ce récit signé Rod Serling, un ex-capitaine SS revient sur le lieu de ses crimes, Dachau, par pure nostalgie, dirait-on (ce qui est assez improbable) et se voit confronter aux spectres des anciens détenus qui lui feront son procès. Deux heures après son entrée dans le camp de la mort, il est retrouvé errant, complètement fou, et le médecin qui le fait interner lève les yeux vers les baraquements et secoue la tête en se demandant pourquoi ne pas démolir ces lugubres bâtisses. Et la voix off de Serling d’épiloguer en ces termes: « Il y a bien sûr une réponse à la question du docteur. Tous les Dachaus doivent demeurer. Les Dachaus, les Belsons, les Buchenwals, les Auschwitzes — tous, autant qu’ils sont. Ils doivent demeurer en guise de monument à la mémoire d’une époque où certains hommes avaient choisi de transformer la terre en cimetière, dans lequel ils ont enterré leur raison, leur logique, leur savoir et, pire encore, leur conscience. Parce que le jour où nous l’oublirons, le jours où nous cessons d’être hantés par ce souvenir, nous deviendrons nous-même fossoyeurs. »

C’est la même idée qu’avait exprimée avec encore plus d’acuité le survivant Elie Wiesel en écrivant: « L’oubli serait une injustice absolue, au même titre qu’Auschwitz fut le crime absolu. L’oubli serait le triomphe définitif de l’ennemi : c’est que l’ennemi tue deux fois, la seconde, en essayant d’effacer les traces de ses crimes. »

En écrire davantage serait superfétatoire.

March 31st, 2013
Catégorie: Commentaires, Réflexions Catégorie: Aucune

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