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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Port-au-Prince, dix ans plus tard…

La troupe d’artistes de cirque parrainée à Port-au-Prince
Clowns Sans Frontières (Canada)

Vendredi dernier, à mon émission diffusée à l’antenne d’ICI Musique, j’ai commémoré le funeste anniversaire que nous soulignons aujourd’hui. À cette occasion, j’ai fait tourner «Detripay», une très belle et très émouvante chanson de l’auteur-compositeur-haïtien Bélo, qui se termine sur ces mots:

Gade Dezòd nan lakou wa (Mezanmil pa nòmal) 
Pwoblèm nan lakoum nan (Mezanmil pa nòmal) 
Li pa nòmal, Ii pa nòmal, Li pa nòmal 
Li Pa nòmal, Li pa nòmal, li pa nòmal, li pa nòmal 
Men pwoblem yo la, yo la, yo la, 
Pwoblèm yo mare pyè’n 
Pwoblèm yo prechén 

Il y a dix ans jour pour jour, je me préparais à partir vers mon île natale à l’occasion de la tenue à Port-au-Prince du Festival culturel Étonnants Voyageurs.

Je ne suis évidemment pas allé, pour les tristes raisons que l’on sait.

Nul d’entre nous n’a oublié où il/elle était, ce qu’il/elle faisait le 12 janvier 2010. Les tragédies comme celle qui s’est abattue sur Haïti ce jour fatidique il y a dix ans interdisent l’amnésie. Nous avons perdu beaucoup trop de frères, de sœurs, de parents, de cousins plus ou moins lointains. Personne sans son lot de morts, c’est l’une des vérités du début de l’après, pour emprunter une formule à mon compatriote et confrère écrivain Lyonel Trouillot. On ne peut pas pleurer tant de morts en même temps, dixit Trouillot toujours. Cela en devient presque ridicule. On ne peut pas choisir dans le tas. Tant de taches indélébiles qui s’ajoutent aux trop nombreuses déveines qui ont affligé notre République pourtant si fière, celle dont la naissance il y a deux siècles aurait pourtant dû laisser présager l’avènement d’idéaux véritablement humanistes sur cette planète.

Nul d’entre nous n’a oublié la question qui était dans tous les esprits, voire sur toutes les lèvres en apprenant la nouvelle du séisme meurtrier. Dans son magnifique ouvrage intitulé Failles, Yanick Lahens écrivait justement :

Pourquoi nous les Haïtiens ? Encore nous, toujours nous ? Comme si nous étions au monde pour mesurer les limites humaines, celles face à la souffrance, et tenir par une extraordinaire capacité à résister et à retourner les épreuves en énergie vitale, en créativité lumineuse. J’ai trouvé mes premières réponses dans la ferveur des chants qui n’ont pas manqué de se lever dans la nuit. Comme si ces voix qui montaient, tournaient résolument le dos au malheur, au désespoir.

Tourner le dos au désespoir n’est pas une mince affaire, surtout quand si peu de facteurs objectifs nous y incitent. Toutes et tous, nous connaissons hélas le bilan, les ressassons morbidement les chiffres à des anniversaires comme celui qui nous réunit aujourd’hui. On parle d’environ 300 000 morts, d’un nombre comparable de blessés et d’un million et demi de sans-abris. Et combien de modestes habitations privées se sont effondrées? Combien d’édifices gouvernementaux de construction soi-disant plus solide, comme le Palais national, les Ministères des Finances, des Travaux publics, de la Communication et de la Culture, des Postes, le Parlement, le Palais de justice, l’École normale supérieure, l’École nationale d’administration, l’École Nationale des Infirmières ont également subi d’importants dommages?

Au moment du séisme de janvier 2010, mon ami poète et éditeur Rodney Saint-Éloi venait d’atterrir à Port-au-Prince et se trouvait en compagnie de l’Académicien Dany Laferrière. En entrevue à propos de son livre Haïti Kenbe La, 35 secondes et mon pays à reconstruire, il déclarait avec une lucidité douloureuse :

L’écriture permet d’atteindre cet absolu que la vie refuse. L’écriture aide à dépasser les failles du séisme. Il y a une jeune génération d’écrivains (de jeunes femmes et hommes de moins de trente ans) qui commencent à porter le témoignage. Ces jeunes écrivains prennent acte. Et montrent le délabrement.

Haïti est un séisme permanent. L’esclavage. La colonisation. La misère. L’exclusion. Les riches qui détestent les pauvres. Le pays vit de secousses en secousses. Le tremblement fait partie de l’ADN de l’Haïtien. Que peut-on écrire sinon ce dont on rêve ? La littérature est ce par quoi le pays arrive à exister. Haïti produit deux choses : des écrivains et des séismes.

Rodney parlait de jeunes écrivains, mais pour avoir séjourné en Haïti à quelques reprises depuis le séisme, je sais comme lui aussi d’ailleurs qu’on peut ajouter à celles et ceux-ci des artistes du domaine de la musique et de la chanson, du théâtre, des arts visuels, du cirque, etc. qui toutes et tous rêvent de refond Haïti sur les bases du projet admirable qui avait mené à sa révolutionnaire venue à un monde qui n’a cessé de contester la légitimité de ses aspirations. J’ai notamment eu l’honneur de suivre en tournée dans des écoles communales de Port-auPrince et dans des camps de déplacés une troupe d’artistes du cirque parrainés par le chapitre canadien de l’organisme Clowns Sans Frontières, de jeunes artistes désireux de garder vivante la flamme de l’espoir et de l’émerveillement chez leurs compatriotes.

Je repense à cet échange, souvent cité, entre Dany Laferrière et le dramaturge, poète, romancier et comédien Frankétienne qui, au moment du tremblement de terre, répétait l’une de ses pièces de théâtre qui évoque justement un tel séisme à Port-au-Prince. Déprimé, Frankétienne avait dit à Dany : «On ne peut plus jouer cette pièce.» Mais Dany lui avait répondu : «Ne laisse pas tomber, c’est la culture qui nous sauvera. Fais ce que tu sais faire.»

Ce tremblement de terre est un événement tragique,  mais la culture, c’est ce qui structure ce pays, avait poursuivi Dany, en entrevue avec le quotidien Le Monde. Je l’ai incité à sortir en lui disant que les gens avaient besoin de le voir. Lorsque les repères physiques tombent, il reste les repères humains. Frankétienne, cet immense artiste, est une métaphore de Port-au-Prince. Il fallait qu’il sorte de chez lui. En me rendant chez ma mère, j’étais angoissé car j’ai vu des immeubles en apparence solides totalement détruits, et aussi d’innombrables victimes.

D’ailleurs, dans Tout bouge autour de moi, son propre récit du tremblement de terre tel qu’il l’a vécu aux premières loges, Dany surenchérissait :

Partout où je vais, les gens m’adressent la parole en baissant la voix. Conversation entrecoupée de silences. Les yeux baissés, on m’effleure la main. Bien sûr qu’à travers moi, on s’adresse à cette île blessée mais de moins en moins isolée. On me demande de ses nouvelles. Ils comprennent vite qu’ils sont plus au courant de ce qui se passe que moi. Je me suis éloigné de cette rumeur intoxicante afin de préserver ces images qui brûlent encore en moi. Cette petite fille qui, la nuit du séisme, s’inquiétait à savoir s’il y avait classe demain. Ou cette marchande de mangues que j’ai vue, le 13 janvier au matin, assise par terre, le dos contre un mur, avec un lot de mangues à vendre. Quand les gens me parlent, je vois dans leurs yeux qu’ils s’adressent aux morts, alors que je m’accroche à la moindre mouche vivante.

Ne pas trahir la mémoire de nos morts, l’exigence et le devoir qui s’y rattachent, et tout de même s’accrocher à la vie. C’est la meilleure stratégie envisageable pour continuer.

Au lendemain de la catastrophe, un autre écrivain haïtien, le romancier et journaliste Gary Victor s’est vu inviter par un fonctionnaire du Programme des Nations unies pour le développement chargé d’une grande partie des activités d’enlèvement des débris dans la capitale haïtienne à tenir la chronique de ces travaux. Cette invitation coïncidait avec les tentatives de Gary Victor de surmonter son choc émotionnel ; l’écriture de ce livre, qu’il a intitulé Collier de débris, lui a permis, nous dit-il,

de dialoguer avec les sans-voix, assister à la transmutation des débris, entendre battre les cœurs des femmes et des hommes qui, dans l’anonymat, redessinaient la nouvelle configuration de la ville dans le flanc des montagnes, dans le creux des ravins, dans ces lieux où les bien-pensants n’osent pas s’aventurer, pourtant pas trop loin des hautes murailles barbelées de leurs demeures.

Avec une tristesse certaine, le vénérable René Depestre adressait en novembre 2011 une lettre à Rodney Saint-Éloi, dans laquelle l’auteur de Bonjour et adieu à la négritude épiloguait en ces termes :

Le séisme de magnitude 7,3 n’a pas débouché sur l’occasion historique qui eût permis la montée patriotique de la société haïtienne aux lumières et aux bienfaits d’une république de droit. Malgré toute la beauté du monde à ses côtés, le tiers d’île de Toussaint Louverture poursuit sa marche à reculons, le dos tourné aux avertissements des patriotes éminents qui, de loin en loin dans le passé, ont fait retentir des sirènes d’alarme: d’Anténor Firmin à Jean Price-Mars, de Louis-Joseph Janvier à Jacques Roumain, de Frédéric Marcelin à Jacques Stephen Alexis.

En conclusion, j’aimerais revenir aux propos de Rodney Saint-Éloi à propos de la fonction de la littérature, voire de l’art en général, dans un pays mis à sac par les catastrophes qu’elles soient naturelles, socio-économiques ou politiques.

J’écris pour oublier, disait Saint-Éloi. Ou pour pouvoir vivre avec. C’est aussi un acte de mémoire… car les paysages n’existent plus. Il faut les garder comme une archive secrète en soi. Je me surprends à écrire sur Port-au-Prince, à chercher les zones secrètes de la ville. Car Port-au-Prince est désormais une fiction. Tant d’endroits défigurés. Je fais en sorte que tout soit enfoui en moi. Pour ne pas les perdre. J’écris pour témoigner… Pour ne rien perdre de la dignité des gens que j’aime. Le plus dur dans le séisme est qu’il avilit les êtres et les choses. Il faut en soi les restituer. Les faire revivre. J’écris pour garder vive la mémoire. Pour éviter l’oubli. Pour vivre avec les fondamentaux. L’enfance. Les paysages qui nous ont vus grandir. Et pour redonner aux morts leur visage et leur sépulture.

January 12th, 2020
Catégorie: Commentaires, Événements, Réflexions Catégorie: Aucune

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