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Les grands classiques: L’Étranger d’Albert Camus

Albert Camus [1913-1960], Nobel de littérature 1957

Le 4 janvier 1960, il y a 60 ans, Albert Camus périssait dans un accident de voiture. Son œuvre, elle, résonne encore très fort aujourd’hui. Son roman LÉtranger, paru en 1942, est d’ailleurs le livre qui a allumé chez moi la vocation d’écrivain. Invité le 12 janvier 2020 à l’émission Dessine-moi un dimanche animée par Franco Nuovo à l’antenne d’ICI Radio-Canada Première, j’ai raconté l’importance de ce roman, lu pour la première fois à l’âge de 14 ans.

Premier contact avec la littérature

J’étais en quatrième secondaire quand j’ai lu pour la première fois L’Étranger, de Camus. Je l’ai relu une trentaine de fois depuis. Je crois bien que je ne m’en suis jamais remis. Ce livre a littéralement changé ma vie. C’est après en avoir fait la lecture qu’à 14 ans, j’ai eu l’envie, l’ambition de devenir moi-même romancier.

J’ai toujours été un grand lecteur. Depuis la petite enfance, ma mère m’ayant appris à lire à 4 ans, avant même mon entrée en maternelle – essentiellement pour me rendre indépendant et ne plus avoir à me faire la lecture de mes bandes dessinées de superhéros préférés. Tout au long de mon enfance, j’ai lu tout ce qui me tombait sous la main, des comics Marvel et DC à des romans d’aventure (Tarzan, John Carter, Bob Morane, etc.) ou de science-fiction (Asimov, van Vogt, Heinlein), en passant par les articles de l’encyclopédie Tout connaître qui concernaient la mythologie grecque ou l’histoire de l’Antiquité. Mais L’Étranger a été mon premier véritable contact avec ce que mon père, un intello un peu snob qui enseignait le droit et les lettres, appelait la littérature avec un grand L.

Je suppose, probablement à tort, que tout le monde connaît les grandes lignes de ce court roman, le premier roman publié de Camus, paru chez Gallimard en 1942. Quelques jours après la mort de sa mère dans un foyer pour personnes âgées situé un peu en dehors de la ville d’Alger, Meursault, un modeste employé de bureau algérois d’origine française, se voit mêlé contre son gré à une histoire sordide impliquant son voisin Raymond Sintès, proxénète notoire, et une ex-maîtresse arabe avec laquelle il s’est montré odieux et brutal. Invité par Sintès chez son ami Masson pour un dimanche à la plage, Meursault intervient pour empêcher Sintès de tuer le frère de l’ex-maîtresse venu venger l’outrage fait sa sœur. Après avoir confisqué au souteneur son revolver, c’est Meursault lui-même qui se trouve à abattre le frère dans un implacable enchaînement de circonstances. Nous en sommes alors à la moitié du livre; la seconde partie du roman raconte le procès pour meurtre que subira Meursault, un personnage taciturne peu enclin à se conformer aux règles de la société, qui sera condamné essentiellement pour ne pas jouer le jeu.

Le choc du style

Sans doute, ce qui m’a frappé d’abord et marqué ensuite, c’est la question de l’écriture. L’incipit du livre compte parmi les plus célèbres de toute la littérature du XXe siècle. Camus établit dès les premières phrases de son roman un climat d’étrangeté par le biais d’un style déroutant, en prêtant la voix à un personnage qui raconte les menus détails de sa vie à la première personne du singulier et, cependant, comme s’il se regardait de l’extérieur.

« Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : “Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments respectueux.” Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier. »

Voilà, le ton est donné. Et cet apparent détachement du narrateur par rapport à un événement qui devrait provoquer chez lui une plus grande émotion doit être vu comme la clé du roman. Meursault ne joue jamais avec ses émotions, ne ment pas à leur sujet. Tout au long du récit, son attitude, sa différence, son étrangeté suscite tour à tour l’incompréhension, l’agacement, voire le dégoût des uns et des autres. En témoigne le passage où son amante Marie, ex-secrétaire à son bureau retrouvée par hasard au lendemain des funérailles de sa mère, s’interrogera sur sa relation avec lui après qu’il ait accepté de l’épouser tout en reconnaissant qu’il ne l’aimait pas.

« Le soir, Marie est venue me chercher et m’a demandé si je voulais me marier avec elle. J’ai dit que cela m’était égal et que nous pourrions le faire si elle le voulait. Elle a voulu savoir alors si je l’aimais. J’ai répondu comme je l’avais déjà fait une fois, que cela ne signifiait rien, mais que sans doute je ne l’aimais pas. “Pourquoi m’épouser alors ?”, a-t-elle dit. Je lui ai expliqué que cela n’avait aucune importance et que si elle le désirait, nous pouvions nous marier. D’ailleurs, c’était elle qui le demandait et moi je me contentais de dire oui. Elle a observé alors que le mariage était une chose grave. J’ai répondu : “Non.” Elle s’est tue un moment et elle m’a regardé en silence. Puis elle a parlé. Elle voulait simplement savoir si j’aurais accepté la même proposition venant d’une autre femme, à qui je serais attaché de la même façon. J’ai dit : “Naturellement.” Elle s’est demandé alors si elle m’aimait et moi, je ne pouvais rien savoir sur ce point. Après un autre moment de silence, elle a murmuré que j’étais bizarre, qu’elle m’aimait sans doute à cause de cela, mais que peut-être un jour je la dégoûterais pour les mêmes raisons. »

On sait, quoiqu’on ait tendance à l’oublier, que Camus avait de son propre aveu été influencé dans son écriture pour L’étranger du roman noir Le facteur sonne toujours deux fois (The Postman Always Rings Twice), de l’Américain James M. Cain, paru en 1934 et qui avait connu un succès immédiat. Chez Cain également, c’est le récit d’un meurtre raconté à la première personne par un condamné, tandis qu’il attend son exécution. Le style en apparence objectif, détaché, confère à ce roman très noir, pétri de violence et de sexualité, son ton si particulier.

Le récit de L’Étranger est sombre; grave, certes; néanmoins ponctué de belles envolées lyriques et sensuelles où se déploie la plume de l’écrivain, fils hédoniste de la Méditerranée :

« J’ai retrouvé dans l’eau Marie Cardona, une ancienne dactylo de mon bureau dont j’avais eu envie à l’époque. Elle aussi, je crois. Mais elle est partie peu après et nous n’avons pas eu le temps. Je l’ai aidée à monter sur une bouée et, dans ce mouvement, j’ai effleuré ses seins. J’étais encore dans l’eau quand elle était déjà à plat ventre sur la bouée. Elle s’est retournée vers moi. Elle avait les cheveux dans les yeux et elle riait. Je me suis hissé à côté d’elle sur la bouée. Il faisait bon et, comme en plaisantant, j’ai laissé aller ma tête en arrière et je l’ai posée sur son ventre. Elle n’a rien dit et je suis resté ainsi. J’avais tout le ciel dans les yeux et il était bleu et doré. Sous ma nuque, je sentais le ventre de Marie battre doucement. »

Roman de mœurs, roman philosophique

Troisième roman francophone le plus lu dans le monde – après Le Petit Prince, d’Antoine de Saint-Exupéry, et Vingt mille lieues sous les mers, de Jules Verne –, L’Étranger inaugurait ce que Camus a baptisé son « cycle de l’absurde », qui énonce les fondements de sa philosophie. Cette tétralogie comprend un essai sur la révolte et le suicide (Le mythe de Sisyphe) ainsi que deux pièces de théâtre (Caligula et Le Malentendu), dont l’intrigue de la deuxième, un fait divers morbide aux accents de tragédie antique, est même évoquée dans L’Étranger.

Sans doute le charme exercé dès la première lecture sur moi et sur bon nombre de lecteurs adolescents de L’Étranger tient-il au fait que Camus semble mettre en scène ici le sentiment d’exclusion, de solitude que souvent l’on ressent à cet âge où l’on refuse les conventions bourgeoises du monde adulte, où l’on cherche à exprimer son individualité et l’on se bute à l’incompréhension de ceux qui nous entourent, aux figures d’autorité. Je ne sais pas si c’est encore le cas pour les enfants-rois des générations qui ont suivi la mienne, qui donnent l’impression de ne jamais se buter à quoi que ce soit, mais c’était certainement le mien.

Comme Meursault, héros emblématique de l’absurde et de la révolte qui en découle, tout individu peut se sentir étranger à l’univers autour de lui, nous dit Camus. Il voudrait des réponses, même quand il ne pose pas de questions, mais les événements se succèdent dans la fatalité et le monde reste muet. Pourtant, malgré ce caractère en apparence si hostile, si mystérieux, le monde n’est pas avare en plaisirs terrestres simples qu’il offre à qui sait les apprécier : la mer; le soleil; la beauté d’une femme; tout ce qui peut ressembler et contribuer au bonheur dont il faut savoir jouir pleinement, tout simplement.

L’influence d’un livre

Personnellement, je me suis littéralement mis à l’écriture après avoir lu L’étranger pour la première fois, il y a bientôt 40 ans. Et le roman est resté pour moi une lecture de chevet. J’ai, par la suite, lu tout le reste de l’œuvre camusienne, les autres romans et nouvelles (dont La Chute est mon absolu préféré), les pièces de théâtre et adaptations, les essais, la correspondance. Il est l’un des rares écrivains dont je possède les bouquins dans la collection La Pléiade. Il y a deux ans, à Noël, ma fille adolescente m’a offert comme cadeau la correspondance de Camus avec sa maîtresse, la comédienne Maria Casarès. Il y a quelques jours, j’ai débuté la lecture du plus récent inédit de Camus, un recueil de ses lettres à des amis de sa jeunesse algérienne, Correspondance avec ses amis Bénisti, paru aux éditions Bleu autour l’automne dernier.

J’aime et admire Camus, l’œuvre et l’homme. De manière globale, je les vois encore aujourd’hui comme un repère, un phare dans ma vie personnelle et intellectuelle.

Mais j’ai une dette particulière envers L’Étranger, qui, d’abord, a infléchi le cours de mon existence.

January 13th, 2020
Catégorie: Commentaires, Événements, Lectures, Nouvelles Catégorie: Aucune

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