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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Le siècle de l’intranquillité

C’est un anniversaire incontournable, j’en conviens. Encore que cette date fatidique ait précédemment été encerclée au feutre dans les livres d’Histoire, plus d’une fois: en 1814, le bombardement de Baltimore par la flotte britannique; en 1854, la formation par Augustin Morin et sir Allan MacNab d’une coalition politique, qui servirait de base au futur Parti conservateur; en 1885, la naissance de l’écrivain britannique D. H. Lawrence (L’Amant de Lady Chatterley); en 1906, le lancement à Johannesburg par Gandhi d’un appel à la désobéissance civile qui allait ébranler l’entreprise coloniale de la Couronne britannique; en 1916, l’effondrement de la travée centrale du pont de Québec, deuxième tragédie à affliger cette construction; en 1917, la naissance du dictateur philippin Ferdinando Marcos, qui mourra en 1989 en exil doré à Hawaï après vingt ans de régime peu glorieux; en 1944, la tenue au château Frontenac de Québec d’une conférence réunissant le premier ministre canadien William Lyon Mackenzie King, le président américain Franklin D. Roosevelt et le premier ministre britannique Winston Churchill; sans oublier, en 1973, l’assassinat du président chilien Salvador Allende et la prise de pouvoir par le général Augusto Pinochet.

La liste des éphémérides donne l’impression qu’elle pourrait s’allonger indéfiniment. Pourtant, c’est le 11 septembre 2001 qui demeure le plus présent à nos mémoires, le plus ancré dans notre imaginaire, sans doute parce qu’il a marqué notre entrée dans ce siècle intranquille.

La veille, j’étais de revenu d’Ottawa (où je siégeais sur le jury du Prix littéraire du Gouverneur général, catégorie livres pour la jeunesse) juste à temps pour venir fêter avec ma vieille chum Christiane Raby qui lançait son premier album au Pub Quartier Latin. Une trentaine de convives du lancement s’étaient ensuite entassé dans un resto japonais, rue Saint-Denis, pour se gaver de sushis et de saké sans se douter évidemment de l’événement historique qui se déroulerait une douzaine d’heures plus tard. Ayant eu la sagesse de me soustraire à la suite de la bamboula, j’avais pris dès l’aube le premier bus vers la vieille capitale, où je devais faire escale au bureau du Libraire rue Saint-Jean pour cueillir un bidule dont j’avais absolument besoin pour pouvoir brancher mon portable sur l’internet qu’un technicien de Vidéotron devait installer dans la maison de Patsy à Sainte-Foy ce mardi matin-là.

— T’as entendu la nouvelle? m’avait demandé Antoine Tanguay, qui bossait au journal à l’époque, estomaqué. Il paraît qu’un avion aurait percuté l’une des tours du World Trade Center à New York.

Je n’avais rien entendu de cela, bien sûr, n’ayant pas accès aux infos dans mon bus. Mais sur la banquette arrière du taxi qui me ramenait du Vieux Québec vers la Pointe de Sainte-Foy, j’avais appris à la radio que le deuxième avion venait de s’écraser dans la deuxième tour.

— Eille, les Américains sont en train d’en manger toute une! s’était alors exclamé mon vieux pote Jean, cynique au maximum, qui m’appelait sur mon cellulaire.

À l’annonce de l’écrasement du troisième avion détourné sur le Pentagone, il était désormais évident que des terroristes avaient lancé une attaque diablement bien coordonnée contre les États-Unis et, dans les faits, déclaré officiellement la guerre à l’ensemble de l’Occident. Au téléphone, Patsy (encore en congé maternité prolongé) avait l’air aussi affolée que tous ces télespectatrices et téléspectateurs témoins de l’horreur en direct. Arrivé rue Gingras, j’ai assisté avec elle, dans une incrédulité partagée, à l’effondrement des tours jumelles à une demi-heure d’intervalle. Quelques minutes après, sonnés par ces images d’autant plus choquantes qu’elles nous parvenaient non pas d’une lointaine contrée ravagée par un conflit armé mais du coeur de Manhattan, nous avions fermé la télé, convaincus qu’on n’apprendrait rien de nouveau pour les prochaines heures.

Et puis, d’ici la venue du technicien de Vidéotron qui se faisait attendre, j’avais du boulot. J’avais promis à mon éditeur d’ajouter un texte inédit de plus dans Le Cabinet du Docteur K, mon recueil à paraître plus tard cet automne-là. J’avais eu l’idée d’une nouvelle que j’estimais terrifiante, «Ce soir de lune mauvaise», mais qu’est-ce que la terreur d’opérette de ce conte d’Halloween me semblait tout à coup un brin ridicule…

Quand enfin le technicien de Vidéotron arrivé sur ces entrefaites eût terminé l’installation de l’internet et du câble, quand il a voulu nous montrer en pointant la télécommande vers le téléviseur tous les canaux auxquels nous avions désormais accès, il n’y avait bien entendu que les images du World Trade Center et du Pentagone sur toutes les chaînes.

— On va payer trente dollars par mois pour ça alors que c’est le même programme partout, avait alors plaisanté Patsy, pince-sans-rire, affectant un ton de dumb blonde.

L’humour, c’est connu, s’impose souvent la seule parade vaguement efficace contre l’angoisse…

Soudain, m’était revenu en mémoire mon projet d’aller d’accompagner à Manhattan mon pote André Duchesne, qui supervisait à distance les installations de l’«Automne du Québec à New York», dont des amis et employés se trouvaient parmi la délégation québécoise dans la mégapole meurtrie. Nous devions partir le lendemain soir pour revenir le week-end. J’ai appelé au bureau d’André, dont la réceptionniste débordée m’a mis en garde.

— Finalement, on n’y va plus, a fini par dire André en décrochant, faussement désinvolte.

L’humour, encore…

Certes, l’humour ne saurait nous protéger de tout ce qui suivrait. Et notre curiosité nous ramènerait au cours des semaines à toutes les heures du jour et de la nuit devant nos écrans de télévision, comme une meute de hyènes morbidement fascinées par la dépouille du rêve américain. J’avais quelques connaissances qui séjournaient là-bas, qui en sont revenues traumatisées comme des soldats de retour du front, et pour cause… Et le témoignage de certaines d’entre elles ont alimenté mon plus récent roman, Bizango.

Ce mardi matin-là de septembre 2001, par une journée d’or et d’azur, le monde avait basculé dans une nouvelle ère, que certains ont appelé par euphémisme celle de «la fin de l’insouciance». Et en dépit du discours faussement rassurant de ce cancre de George W. Bush («Go shopping!» avait-il candidement conseillé à ses concitoyens, cet abruti), nous avons vu à notre grande stupéfaction certains rapaces tirer profit de ce sentiment d’insécurité généralisée pour justifier ce qui en d’autres moments aurait semblé injustifiable: la guerre faussement désintéressée contre le terrorisme devenue l’alibi idéal pour masquer la bonne vieille cupidité des puissants et des possédants, la prétendue nécessité de restreindre les droits de l’homme et de suspendre certaines libertés individuelles et collectives, la légitimation du mensonge comme arme de persuasion massive, le gaspillage de centaines de milliers de vies civiles au Moyen-Orient, et j’en passe…

Sans compter ce conflit à n’en plus finir avec des extrêmistes religieux de plus en plus radicaux qui a contribué à envenimer le rapport déjà malsain entre l’Occident et le reste du monde.

Non, le 11 septembre 2001 ne porte pas pour rien ce X rouge sang dans notre souvenir. Après tout, il a marqué notre entrée officielle dans le siècle de l’intranquillité.

September 11th, 2011
Catégorie: Commentaires, Événements, Réflexions Catégorie: Aucune

Un commentaire à propos de “Le siècle de l’intranquillité”

  1. damebochiew a écrit:

    Là je suis tout à fait d’accord avec vous. Cet événement a bien marqué un commencement nouveau dans les relations internationales et de peuple en peuple. On était en train de déjeuner ici sushi quand c’est arrivé. On n’oubliera jamais ce jour.

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