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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Jour 9: Connais-toi toi-même…

Je pourrais me tromper, mais j’ai l’impression que la Pologne décuple ce sentiment de fraternité que j’éprouvais déjà pour Kuba. Au cœur de sa démarche, je l’ai fait remarquer à la journaliste Anna Will de la Première Chaîne de la radio nationale polonaise qui nous interviewait ce matin, il y a des interrogations identitaires qui s’apparentent aux miennes – en particulier, celles que j’ai tenté d’explorer dans le moyen métrage documentaire Carnets d’un Black en Ayiti (1998) de Pierre Bastien. Né à Montréal de père québécois et de mère polonaise, Jacques Séguin semble attaché à sa culture maternelle de manière plus manifeste – sans pour autant négliger son ascendance canadienne-française. C’est juste que les enjeux culturels, idéologiques voire métaphysiques de cet héritage slave semblent plus déterminants dans le travail de Kuba, que sa québécitude. Du moins jusqu’à maintenant.

Que son jazz laboure parfois dans le riche terreau des folklores traditionnels est-européens, qu’il en épouse certaines formes pour mieux les pervertir n’en fait pas pour autant une musique purement de ce continent. (À Anna Will qui refuse catégoriquement de voir l’âme slave réduite à cette image d’Épinal de l’inconsolable mélancolie, je signalerai d’ailleurs que ce spleen n’est une spécialité polonaise, qu’il s’exprime selon des modes divers dans le blues de Noirs américains, le fado portugais, le flamenco espagnol et qu’il s’apparente à la saudade dont embaume la bossa nova. D’où notre préférence, à lui comme à moi, pour le terme lyrisme.) Quoi qu’il en soit, Kuba a-t-il raison d’estimer avoir hérité de l’Europe davantage que de l’Amérique ce lyrisme omniprésent chez lui?  Difficile de trancher. Surtout que personne des musiciens ou commentateurs avec lesquels nous en avons discuté ne s’est risqué à une définition de la spécificité (si telle spécificité existe) du jazz polonais.

« Nous vivons cette musique de l’intérieur, » lancera d’ailleurs Pawel Brodowski, rédacteur en chef de Jazz Forum, qui nous a généreusement accueillis dans les bureaux du Downbeat européen. « À mon avis, vous êtes mieux placés en tant qu’observateur externe pour nous dire ce qui donne au jazz polonais sa couleur particulière. » L’entretien avec Brodowski durera une heure et se classera, aisément, parmi les moments forts de notre série de rencontres. Au fil de notre échange, ce passionné de la note bleue multipliera les anecdotes sur les événements musicaux auxquels il a assistés.

À défaut de cerner les éléments distinctifs du jazz polonais, Brodowski sait nommer avec force détails les moments clé de son histoire. Et quand je lui demande quel aurait été le plus beau moment de sa carrière de journaliste et d’éditeur de magazine, Brodowski répond sans hésiter : l’entrevue que lui avait accordée, contre toute attente, son idole absolue, LA superstar du jazz, Miles Davis, de passage à Varsovie en 1983. « La Pologne émergeait d’une autre période bien lugubre quand il est venu, la tenue de notre festival Jazz Jamboree avait été suspendue une année, et Miles revenait à la musique après un silence de quelques années, nous explique-t-il. Tout cela a contribué à notre certitude qu’au moment où ses musiciens et lui sont montés sur scène et pendant tout le concert, Varsovie était le centre du monde et qu’il n’y avait nulle part sur la planète rien de plus fort, de plus important que ce que nous voyions et entendions! En plus d’avoir la chance d’avoir pu lui parler avant sa prestation, c’est un souvenir intense que je n’oublierai jamais! »

Tout de suite après notre enthousiasmante rencontre avec cette éminence grise, qui nous a offert en plus du reste une bonne vingtaine d’albums polonais d’hier et d’aujourd’hui, Kuba, mon interprète Beata et moi sommes allés à la rencontre de l’équipe qui pilote le projet d’un futur musée du jazz à Varsovie, dont j’avais croisé le jovial président Andrzej Rumianowski au Tygmont club la veille. Avec la même volubilité que Brodowski, le vice-président du Muzeum Jazzu encore à naître, l’écrivain et historien du jazz Marek Gaszyński nous résume à son tour les soixante dernières années du jazz moderne en Pologne, mais d’un point de vue plus politique et sociologique cette fois.

Mais puisqu’on n’a pas juste l’intention d’en parler, le meeting qui se tenait dans le bureau exigu du Muzeum Jazzu se  prolonge sous la forme d’une jam session à la Galeria Freta, auxquels prennent part une vingtaine d’artistes locaux, dont les chanteuse Tamara Raven, Agnieszka Hekiert, le contrebassiste Janusz Kozlowski (ancien compagnon d’armes du regretté Krzyzstof Komeda)… et bien sûr mon ami trompettiste, toujours partant quand on lui propose de faire un bœuf! Et malgré l’enthousiasme que suscitent systématiquement chez moi les interventions musclées de Kuba, le clou de la soirée demeure à mes yeux et oreilles la performance solo du pianiste Bogdan Holownia qui interprétait les somptueuses chansons de Jerzy , le « Gershwin polonais ». De toute beauté.

 

March 26th, 2013
Catégorie: Commentaires, Événements, Réflexions Catégorie: Aucune

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