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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Haïti 2015 (bis) – La maison de ma mère et autres lieux de confusion

Devant le Beau Rivage (mais c’est probablement le cas pour tous les hôtels de la ville, voire du pays) des jeunes désœuvrés de la classe la plus modeste guettent la sortie des touristes étrangers — des blan, comme on dit en créole, nonobstant la couleur de peau desdits touristes – pour s’offrir comme guide ou commissionnaire. Tandis que ni David ni Laura n’est encore descendu pour le petit déjeuner, j’en profite pour aller faire quelques courses au Kokiyaj Market voisin de l’hôtel. L’un des jeunes hommes qui rôdent autour de l’hôtel me prend pour un Américain, me propose ses services dans un anglais hésitant. Je lui promets de faire appel à lui au besoin.

Après le petit déjeuner, mes compagnons et moi remontons la Rue 15 jusqu’à trouver la maison de ma mère, que je m’efforce de repérer. Si ma mémoire ne me trompe pas, c’est la grise aux volets verts, juste au coin de cette transversale. J’ai en tête une émouvante anecdote de mon père, sa visite à son foyer familial lors de son premier retour au pays au lendemain de la chute de Baby Doc, au terme d’un exil de vingt ans. Comme lui en 1986, je cogne à la porte de la maison où ont grandi ma mère et ses deux sœurs et que l’aînée, Marie-Lyse F. Dietz, occupait encore jusqu’à tout récemment, avant que la maladie d’Alzheimer lui voile l’esprit. À ce que m’a dit Éva hier, ma cousine Edwidge aurait prêté la maison à des amis de la famille installés à l’étranger, revenus au Cap pour des funérailles.

« Je suis bien chez Mme François-Dietz? » demandé-je à l’inconnu qui entrouvre la porte.

« Non, c’est la maison de la famille Bell, » qu’il me répond, semant du coup le doute.

La famille Bell? Pourtant, je suis sûr d’être au bon endroit. J’insiste.

« Je cherche la maison de Mme François-Dietz, ma tante. Je sais que ma cousine Edwidge… »

« Ah, vous êtes le cousin d’Edwidge Bell, la pharmacienne? »

Que je suis bête! Évidemment. Edwidge Dietz a adopté depuis longtemps le patronyme de son mari, le docteur Henry Bell. L’homme m’explique qu’il est ici avec sa famille de Boston et que, pour voir Edwidge, le mieux serait d’aller à la pharmacie sur la rue 16. Telle est bien mon intention, mais je voudrais quand même entrer dans cette maison où j’avais séjourné gamin et où j’étais revenu en compagnie d’une équipe de tournage, il y a presque vingt ans. Tante Lyse m’avait accueilli comme l’enfant prodigue revenu, faisant totalement abstraction de la caméra et de la perche pour le son; avec un naturel désarmant, elle avait raconté les problèmes d’eau et d’électricité qui affligeaient la ville déjà à l’époque. Cette discussion entre elle et moi avait donné l’une des plus vibrantes séquences du film de Pierre Bastien.

L’intérieur est bien conforme au souvenir que j’en ai gardé, sinon pour une télévision au salon que je suppose relativement récente. Dans la cour intérieure, David, Laura et moi faisons la connaissance de Marie-Lou, qui a bien connu Marie-Lyse, Lady I et leur cadette Michelle, du temps de la petite école. Des réminiscences resurgissent alors que j’arpente le sol bétonné de cette cour garnie de plantes en pots. Je me rappelle la légende familiale, rapportée par feu Michelle, selon laquelle ma grand-mère Jeanne aurait chassé hors de sa vie son mari volage à coup de briques. Je me rappelle le bouclier tricolore de Captain America que ma mère m’avait fait fabriquer par un ferblantier du quartier. Je me rappelle l’amitié que mon frère Reynald avait nouée avec un gendarme du coin, à qui il racontait ses p’tites blagues candides de Jonquiérois de cinq ans.

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Le temps de quelques photos, pour immortaliser le moment, et nous reprenons notre marche jusqu’à la pharmacie. J’avais essayé de prévenir Edwidge de ma venue au Cap, en vain, mais l’expression ébahie de ma cousine à mon entrée dans l’établissement vaut son pesant d’or. Il y a si longtemps. Elle nous offre des chaises, des rafraîchissements, s’extasie de la maturité et de la beauté de Laura, appelle son mari qu’il vienne jaser avec nous. Henry nous félicite d’abord pour l’initiative conjointe du Festival international de la littérature et du Festival Libérez la parole tout en déplorant qu’on ait négligé le Cap dans la programmation de l’événement. Nous causons de choses et d’autres. Et en moins de temps qu’il n’en faut pour crier ciseau, le docteur Bell a réveillé chez cet hypocondriaque de David la crainte de la malaria. Il y a dans le vestibule avec nous une vieille dame frêle, qui se berce dans une dodin, l’air absent, que j’ai pris pour une patiente de la clinique de Henry.

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« Tu ne reconnais pas la tante? » remarque Henry.

Par tous les dieux, non, je n’avais pas reconnu Marie-Lyse, que la maladie a littéralement fait fondre. Le choc m’est foudroyant.

« Maman, tu as vu : c’est Stanley, le fils d’Irène. »

La fière doyenne des descendants du poète Oswald Durand acquiesce à ma présence par un tchuip bien sonore.

« Stanley? Ah, tu veux dire Steve! »

Pas la peine d’insister. Marie-Lyse n’est plus tout à fait avec nous, tout juste un pied ici et l’autre dans les méandres de sa mémoire. Quelle tristesse! J’ai tellement aimé, j’aime tellement encore cette femme, qui me l’a toujours bien rendu. À demi-mot, on me laisse entendre qu’elle glisse désormais sur la pente descendante…

Edwidge évoque la possibilité de se revoir en fin de journée, avec son fils Alain, si le temps le permet. On verra. J’ai déjà rendez-vous pour l’apéro avec les frères Emma, alertés par Gros Charles de ma présence en ville.

Pour le moment, c’est le cœur un peu gros que je quitte la pharmacie, après avoir embrassé tendrement ma tante Marie-Lyse sur le front, pour la dernière fois peut-être.

July 22nd, 2015
Catégorie: Événements, Nouvelles, Réflexions Catégorie: Aucune

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