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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Haïti 2015 (bis) – Crépuscule sur le Cap

Nous quittons l’hôtel à pied, en direction du vieux quartier tout près. En chemin, petite escale à la succursale de Sogebank, pour tirer quelques gourdes. Une marchande assise sur les marches tout près du guichet automatique tente de nous intéresser à ses parfums, des imitations de fragrances à la mode. Sur un ton taquin, elle reproche à David de ne pas en offrir à sa fille. La confusion nous amuse : ce sont sans doute les cheveux bouclés et le teint pâle, estime mon ami, qui ont fait croire à cette dame qu’il était le père de Laura. En nous regardant de plus près, elle finira par admettre le lien de parenté évident entre mon ado et moi.

Je n’ai foulé le sol du Cap que deux fois, en 1975 lors de mes premières vacances familiales en Haïti et en 1998 pour le tournage du film de Pierre Bastien, Carnets d’un black en Ayiti. David a pour sa part séjourné ici en 1973. Sans se consulter, lui et moi nous sommes lancés le défi silencieux de retrouver nos repères dans ces rues relativement larges, qui s’entrecroisent en une sorte de grille urbaine. Il faut dire qu’il serait assez difficile de se perdre : c’est pendant l’occupation américaine (1915-1934) qu’elles furent affublées de lettres du nord au sud, de chiffres d’est en ouest. À ma suggestion, nous remontons la 15, celle où se situe la maison familiale de ma mère; mais il nous faut bientôt bifurquer, arrivés à la hauteur de la maison d’Éva et de Charles.

Pendant un bref instant, dans la lumière déclinante de dix-huit heures, Éva prend Laura pour sa mère, ignorant peut-être ou oubliant tout simplement que Patsy et moi sommes séparés depuis belle lurette. Ayant vite constaté son erreur, ma tante contemplera avec incrédulité mon enfant qu’elle a connue toute petite et qui est désormais une grande et belle jeune femme.

Le couple Manigat nous reçoit sur le perron, coupé de la rue par la clôture voilée d’un rideau de plantes grimpantes. Quelques passants s’arrêtent tout de même pour saluer à travers le grillage de la porte le Doc Manigat, qui me dit pratiquer encore un peu la médecine dentaire. De son départ en exil au milieu des années 60 jusqu’à la chute de Baby Doc, « Gros Charles » avait sa clinique de dentiste à New York. Il était pour ainsi dire mon « oncle des États », qui venait aussi souvent que possible visiter sa femme et son fils « Ti-Charles » à Jonquière.

Tout ça, c’est déjà si loin.

Sur la table autour de laquelle nous causons s’alignent les bouteilles : whisky, bière Prestige, Cinzano et une liqueur artisanale très sucrée, offerte à Éva par une consœur de congrégation adventiste. Il n’y a pas si longtemps, avant sa conversion, ma tante qui est chimiste et pharmacienne de formation en distillait elle-même. Mais puisqu’il lui est désormais interdit de faire commerce d’alcool, elle a abandonné ce hobby.

« Mais tu peux tout de même trinquer avec nous? » lui demandé-je.

« Bien sûr! Je ne laisserai personne me priver de ce plaisir-là! » déclare-t-elle, goguenarde.

David a quelques questions sur les lieux et les personnages qu’il a connus ici une quarantaine d’années plus tôt. Membre du conseil d’administration de la Société capoise d’Histoire et de protection du patrimoine, mon oncle est la personne toute indiquée pour confirmer ou infirmer les anecdotes que mon ami s’était vu confier autrefois. À vrai dire, Éva et lui sont intarissables sur l’histoire plus ou moins récente de leur ville natale où ils ont choisi de venir prendre leur retraite depuis un peu plus d’un demi-siècle.

Avec la promesse de repasser demain pour coordonner ma rencontre avec quelques cousins éloignés, David, Laura et moi quittons les Manigat dans le soir déjà irrévocable. Nous trouverons bien sur l’esplanade devant la cathédrale un petit bistro où souper avant de retourner au Beau Rivage.

July 22nd, 2015
Catégorie: Événements, Nouvelles, Réflexions Catégorie: Aucune

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