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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Haïti 2014, jour 5: Question de respect

Sous le soleil ardent de treize heures, Widlo et moi attendons Katel et Bertrand qui a dû l’accompagner chez Unibank dans l’espoir de faciliter le règlement de certains détails liés au transfert de liquidités pour la tournée. Au son de la musique troubadour qui passe à l’antenne d’Espace FM (oui, je sais…), j’assiste à une petite scène banale, à laquelle je prête peut-être trop d’importance, diront certains. Un type dans la trentaine environ, vêtu d’un de ces élégants complets-cravate à mon sens toujours incongrus par temps de canicule, sort de la banque et marche d’un pas décidé vers sa voiture au même instant où de jeunes lycéennes en uniforme descendent le trottoir en sens inverse.

Au lieu de leur céder le passage ainsi que le prescrivait la galanterie ou le simple savoir-vivre, l’homme en costard intime aux jeunes filles d’un geste brusque, autoritaire, voire brutal, de la main intime l’ordre de s’immobiliser, le temps pour lui de monter dans son auto. Il ne sourit pas, ne doit pas rigoler beaucoup. C’est un monsieur, un homme important, manifestement. Il est pressé. Sans doute l’attend-on quelque part pour « discuter des vraies affaires ». Pour ma part, je ne peux m’empêcher de le voir comme le rustre qu’il est. Et c’est alors que mon regard s’attarde à la plaque d’immatriculation de sa voiture : un véhicule de l’État haïtien. Le monsieur appartient vraisemblablement à la haute fonction publique, voire à l’entourage du gouvernement.

Ma réaction de dégoût intrigue Widlo, qui s’étonne autant de ce que j’aie suivi la scène pourtant très brève et sans doute anodine aux yeux de plusieurs que de ce que je m’en offusque. Je lui explique que j’estime avoir reçu de ma mère une meilleure éducation : peu importe l’urgence de son prochain rendez-vous, l’homme en complet-cravate a fait montre d’un manque d’élégance criant. Mais son appartenance à l’appareil étatique haïtien me fait grincer des dents. Surtout que j’ai gardé en mémoire les critiques de mon ami Lyonel Trouillot sur l’actuel gouvernement.

Je ne suis pas en Haïti pour faire de la politique, certes. Alors appelons ça de la sociologie. Je viens tout juste de reporter à la semaine prochaine la conférence sur l’apport des écrivains d’origine haïtienne à la littérature québécoise que je devais prononcer ce matin à l’École nationale supérieure en raison d’une manifestation étudiante. Une partie non-négligeable des élèves de l’institution ont défilé dans la rue ce matin, pour commémorer un regrettable incident survenu l’année dernière à pareille date au Champ de Mars : le 17 novembre 2013, lors d’un affrontement entre les forces policières et des manifestants pacifiques qui contestaient le gouvernement, un étudiant de l’ENS a eu la main déchiquetée par une bombe lacrymogène qu’il avait voulu relancer en direction des policiers.

Des souvenirs du fameux « printemps érable » me reviennent en tête, dont celui de l’infâme Jean Charest faisant preuve de vulgaire inélégance en se moquant des manifestants qui se faisaient bastonner par la police aux portes du Centre des congrès de Montréal, histoire d’amuser ce parterre de businessmen en complets-cravate rassemblés pour « discuter des vraies affaires ». Confondant vraisemblablement sa fonction de chef d’État avec un rôle de médiocre stand up comic, Charest avait proposé à la rigolade d’envoyer ces jeunes récalcitrants qui osaient contester les politiques de son gouvernement bosser dans le Grand Nord, une image pour le moins mal choisie qui évoquait les goulags de l’URSS.

Je ne suis pas naïf, je comprends la nécessité pour l’État de maintenir l’ordre. En même temps, rien ne saura jamais excuser à mes yeux que, dans une société aux idéaux démocratiques, des policiers puissent impunément faire feu ou lancer des grenades sur une foule de jeunes non-armés, que ce soit en Haïti ou au Québec.

Ce matin, j’aurais pu donner ma conférence devant la vingtaine d’élèves restés dans l’enceinte de l’École normale supérieure. Ainsi que je l’ai expliqué ces jeunes réunis dans l’Auditorium de l’ENS, ce n’est pas par peur du grabuge que j’ai choisi de reporter mon intervention à lundi matin prochain (après tout, mon agenda me le permet), mais plutôt par égard pour leurs condisciples qui légitimement réclament justice et réparation pour leur camarade mutilé l’an dernier. Et aussi parce que je tiens à ce que le plus grand nombre d’entre elles et eux puissent entendre mes propos sur l’apport de leurs frères et sœurs d’outre-mer à la littérature, à la culture.

C’est donc une question de respect. Tout simplement.

Ce même respect qui, personnellement, m’aurait fait céder le passage à trois lycéennes croisées sur le trottoir au sortir d’une banque, quand bien même je serais un important monsieur en complet-cravate, pressé par l’urgence d’aller régler « des vraies affaires ».

November 18th, 2014
Catégorie: Commentaires, Événements, Réflexions Catégorie: Aucune

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