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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Haïti 2014, jour 13 : M ta bezwen pati avè w

C’est l’avant-dernière journée de cette mission dans mon île natale. Déjà, ça sent la fin, le départ. Charmé par l’odeur de ma cuisine, Bertrand Roy, avec qui je partage presque quotidiennement l’apéro de fin de journée depuis près de deux semaines, se plaît à laisser entendre en blague qu’il me confisquera mon passeport. Il le sait bien pourtant : ce n’est pas l’envie de rester un peu plus longtemps qui manque. Si ce n’était de ces autres obligations qui m’attendent au Québec… Ici, il y a tant à faire. Il y aura tant à faire à mon retour.

Il y a deux écoles communales à notre programme, ce matin : la première dans Bel-Air, l’autre sur la route de Carrefour. Le petit local de l’École Saint-Martin, adjacente au Kindergarten Les Flamboyants, peut accueillir une vingtaine d’élèves. En guise de clin d’œil au propos que j’ai tenus à maintes reprises sur les motifs qui m’ont poussé à choisir la littérature dès l’adolescence, Colette a pris dans la petite bibliothèque du local la vieille édition Folio de L’Étranger d’Albert Camus et l’a posé au pied de l’écran plat derrière la place que j’occuperai. J’ai beaucoup songé à Camus, depuis ma venue ici. Les conditions de vie modestes des jeunes auprès de qui le Cirque Kreyol et moi intervenons depuis une semaine me rappellent celles de l’enfance algérienne de l’auteur de L’Envers et l’endroit. Me sont revenus en mémoire des passages du roman inachevé Le Premier homme et de sa récente adaptation filmique.

J’ai songé à Camus, mais aussi à Émile Ollivier, qui me manque cruellement, et dont j’ai parlé à quelques reprises aux étudiantes et étudiants rencontrés ça et là. Déjà en exergue à une nouvelle de La Plage des songes, je citais un extrait de son Mère solitude : « Englué dans cet espace clos, la moiteur d’une moitié d’île, il faudrait s’en aller, mais com­ment en sortir? Il y a des taches de sang sur la Caraïbe. Il faudrait s’en aller, mais il n’y a ni bateau ni Bœing qui puissent nous con­duire ailleurs. » Ce séjour aura ses répercussions sur mon écriture, aucun doute à mon esprit, encore que je ne me sente pas encore le droit, la légitimité d’écrire une œuvre entière qui se déroulerait ici. Il me faudrait pour cela, ainsi que je l’ai dit à un aspirant écrivain de l’École normale supérieure, séjourner plus longuement au pays, m’imprégner davantage de tout ce qui s’y passe, tout ce qui s’y vit.

Saint Martin Les Flamboyants 4

 

Saint Martin Les Flamboyants 1     Saint Martin Les Flamboyants 2     Saint Martin Les Flamboyants 3

À peine en ai-je terminé avec mon premier atelier d’écriture que les enfants sont invités à assister au spectacle de mes compagnons artistes de cirque. De mon côté, je dois filer en direction de l’École municipale de Portail Léogâne pour ma deuxième séance. En chemin, nous croisons la foule qui a pris les rues de Bel-Air, réclamant le retrait de ces organisations étrangères qui maintiennent l’économie haïtienne sous tutelle (Banque mondiale, FMI, etc.) et le départ du président. « Fòk Martelly ale! » scandent les manifestants. Ce quartier, me fait remarquer le chauffeur de Colette, est une véritable poudrière, si prompt à s’enflammer au moindre incident. La manifestation de ce matin est bien pacifique, me semble-t-il, mais le danger, c’est qu’il y a toujours des fauteurs de troubles qui se glissent dans la foule pour lancer cette proverbiale première pierre qui déclenche les hostilités.

À Portail Léogâne, le directeur m’accueille chaleureusement (un pléonasme, compte tenu du climat) et me conduit au local où je travaillerai avec une trentaine de ses meilleurs éléments. Il y a longtemps que la fatigue a planté son couteau dans mes reins, pour paraphraser Brel, mais je m’efforce de stimuler ce groupe d’ados, d’éveiller leur créativité. Pas facile avec la chaleur, l’humidité et tous les bruits ambiants qui envahissent notre aire ouverte.

À Portail Léogâne 1     À Portail Léogâne 2     À Portail Léogâne 3

Bientôt arrivent Katel et les clowns, suivis des membres de l’équipe Richard Lafrance, éminence grise du programme de coopération Haïti/Canada et Ville de Montréal. Mme Gabrielle Hyacinthe, Secrétaire d’État à la jeunesse et à l’action civique, tenait tellement à être de la partie qu’elle a bravé l’interdit de circuler émis par le gouvernement à l’attention de ses ministres, compte tenu de la situation potentiellement explosive. J’ai promis à mon amie la directrice de Clowns Sans Frontières Canada de recueillir les propos de tout le monde, pour notre bilan final officiel, ce que je ferai bien entendu. Mais pour l’instant, place à l’émerveillement. Que le spectacle commence!

Chaque fois qu’il entre en scène, le Cirque Kreyol suscite fascination, enthousiasme, délire même. Un garçon de l’assistance, plutôt doué, entreprend de reproduire la chorégraphie des deux clowns danseurs qui se produisent en ouverture, mais bien vite leurs mouvements deviennent trop complexes, trop exigeants pour lui. Assemblés dans la cour d’école sous un soleil de plomb, les enfants assistent bouche bée aux prouesses de ces artistes issus de leur propre communauté, c’est normal : ce n’est pas tous les jours qu’ils peuvent voir de jeunes Haïtiens jongler avec des quilles, des coutelas, des torches, ou défier la gravité avec autant de grâce que d’audace. Moments de magie simple et pure, qui déclenchent comme de raison des orages d’applaudissements.

Au moment de prendre le rituel portrait de famille avec les officiels, les artistes et quelques enfants, une adolescente s’approche de moi et me prend la main. « M ta renmen avè w, » me dit-elle doucement et je comprends à tort qu’elle veut juste poser à côté de moi sur la photo. Elle se sent vite l’obligation de préciser sa pensée : « M ta bezwen pati avè w. » Elle est orpheline, m’explique-t-elle avec une profonde détresse dans la voix, et aimerait repartir là-bas où je vis avec moi.

Toujours, cette envie de fuite. Il faudrait s’en aller, écrivait Émile Ollivier, en songeant vraisemblablement à tous ceux et celles qui en rêvent et ne pourront pourtant jamais, et sur qui Haïti compte toutefois pour se relever à chaque fois qu’elle trébuche, qu’elle chute sur son chemin de croix.

November 26th, 2014
Catégorie: Nouvelles Catégorie: Aucune

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