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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Haïti 2014, jour 4: La plage des songes

Longtemps, souvent, j’ai rêvé d’un passage à Jacmel, le patelin de René Depestre, réputé pour ses artistes, ses artisans et son architecture coloniale. Il faut parfois croire en sa bonne étoile, écrit celui qui se définit pourtant comme un pessimiste. Avec les retards accumulés et apparemment inévitables, nous avons réussi à prendre la route un peu après onze heures. Katel et moi avons invité Prophète, Mackenzie et quelques autres membres de Cirque Kreyol, ainsi que les jeunes écrivains Jean Samson et James « Ti-poèt » Saint-Félix à se joindre à nous pour cette expédition dans le « paradis du sud-est ».

Presque entièrement rénovée grâce au travail de la main-d’œuvre local au lendemain du séisme de 2010, la route serpente dans les montagnes couvertes d’une végétation luxuriante, dignes des plus belles toiles des fameux peintres naïfs de l’île. Le pavage de la route n’exclut pas l’occasionnel accident, comme nous le constatons à la vue d’un camion de marchandises agricoles renversé sur son flanc qui ralentit la circulation momentanément. (Heureusement, l’incident semble n’avoir fait aucune victime.)

Les personnes consultées ne s’entendaient pas sur la durée probable du trajet et c’est finalement mon estimation qui s’avérera la plus juste : il faut mettre environ deux heures pour arriver à Jacmel et une vingtaine de minutes de plus pour la plage de Raymond-les-bains que nous a recommandée Bertrand. Du coup, je calcule que nous n’aurons pas le temps d’arpenter les rues du centre-ville si nous comptons reprendre la route de Port-au-Prince avant la tombée du jour. Il aurait pour cela fallu partir plus tôt. Mais qu’à cela ne tienne, la mer est toute proche, d’un bleu si profond et si invitant qu’on accepterait volontiers de s’y noyer.

Samson et Katel Raymond-les-Bains     Raymond-les-Bains 5     Ti-poèt et Katel Raymond-les-Bains

Prophète de Cirque créole Raymond-les-Bains     Raymond-les-Bains 2     Musique troubadour Raymond-les-Bains

Lorsqu’on voyage dans un pays en voie de développement, même si l’on est natif de ce pays, il faut par simple humilité refuser de céder à ce que j’appellerais le « syndrome O.S.S. 117 », cette tendance à regarder les locaux de haut, à les juger avec paternalisme, ainsi que le fait constamment et sans même s’en rendre compte l’agent secret aussi arrogant qu’inculte magistralement incarné au grand par Jean Dujardin. Évidemment que notre arrivée à Raymond-les-Bains cause une mini-commotion! Mais est-ce la plaque de la camionnette louée, mes vêtements, mon créole laborieux ou la seule présence d’une jeune femme blanche parmi la demi-douzaine de jeunes Haïtiens constituant notre équipage qui permet aux marchandes qui vendent à manger sur la plage de nous identifier, Katel et moi, comme des touristes? Allez savoir. En tout cas, l’affaire est classée et, sans réelle surprise, j’entends ces marchandes me désigner comme un étranger, yon blan. Mais je me désole qu’elles se chamaillent entre elles pour savoir qui nous servira, convaincues sans doute qu’il y aura des affaires d’or à faire avec nous.

« Bon, medam, nou pa ront? de s’indigner un client, un Haïtien du coin visiblement, attristé par leur querelle inutile dont elles devraient selon lui avoir honte.

– Se sa menm ki pi gwo problèm nan peyi an : pèsonn pa ka mete tèt yo ansanm, » de philosopher sagement Widlo, notre chauffeur.

Ainsi, le principal problème d’Haïti serait encore aujourd’hui la difficulté à travailler ensemble, plutôt qu’à s’entredéchirer pour des miettes. Je n’ose pas le contredire, mais les jeunes attablés autour de moi me donnent un autre son de cloche.

D’abord, Samson et « Ti-poèt » me parlent de leurs projets littéraires et théâtraux, de cette maison d’édition qu’ils animent (Les éditions des vagues), de leur engagement dans et pour la culture d’ici. Ils ne manquent pas de dynamisme. Je me réjouis de ce que la figure magnifique d’Anthony Phelps émerge dans la discussion comme le phare que l’auteur de Mon pays que voici est assurément : le refus de Phelps d’accepter une prestigieuse distinction des mains du président Martelly, dont le gouvernement a somme toute laissé circuler l’infâme Jean-Claude Duvalier en toute impunité jusqu’à sa mort, a frappé l’imaginaire de ces jeunes. Je les comprends et partage leur admiration pour cet incorruptible poète. Et puis, dans un tout autre domaine, entre une gorgée de rhum et une de Prestige, la lager locale, Prophète me confie sa fierté d’appartenir à Cirque créole et ses ambitions pour la troupe, dont l’éventuel succès repose essentiellement sur l’esprit d’équipe et la solidarité. Sages paroles qui font mentir le constat désabusé de Widlo. Amen.

La mer est si belle, sous le soleil de novembre. Mais ce n’était pas la peine d’apporter mon maillot de bain. Sitôt les bannann peze, les brochettes de cabri et le poisson frit avalés qu’il faut songer à reprendre la route vers la capitale, de peur que la nuit nous surprenne en chemin. Tant pis pour la visite de l’atelier de meubles et d’artisanat Moreau suggéré par Bertrand. Au son d’un ping-pong musical animé par Prophète, Katel et moi, entre le konpa endiablé d’artistes d’hier et d’aujourd’hui, le spleen de Léo Ferré et le jazz de Sylvain Lelièvre, nous rentrons.

November 17th, 2014
Catégorie: Commentaires, Événements, Réflexions Catégorie: Aucune

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