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Vian à cent ans! (Ça s’entend…)

Mardi, Boris Vian aurait eu 100 ans, s’il ne nous avait pas quittés prématurément à tout juste 39 ans.

Né le 10 mars 1920 dans les Hauts-de-Seine) et emporté le 23 juin 1959 à Paris par un accident cardiaque survenu lors de son visionnement de l’adaptation cinématographique de son sulfureux roman J’irai cracher sur vos tombes (faussement attribué à Vernon Sullivan, un écrivain afro-américain fictif, alter ego dont Vian se prétend seulement le traducteur), l’ingénieur, romancier, poète, dramaturge, traducteur, critique musical, trompettiste de jazz et directeur artistique sera passé dans le paysage culturel francophone comme une étoile filante. Vian nous aura cependant laissé en héritage une œuvre remarquable et protéiforme qui épate par son abondance, inversement proportionnelle au nombre de ses années d’activités.

Une autre idole d’adolescence

Comme dans le cas d’Albert Camus, dont j’ai parlé lors de mon précédent passage à l’émission Dessine-moi un dimanche (le 12 janvier dernier), c’est alors que je fréquentais la Polyvalente de Jonquière que j’ai découvert Boris Vian, d’abord via son roman L’Écume des jours (paru initialement en mars 1947). Il faut croire que dans ce temps-là, le début des années 1980, le milieu scolaire québécois était plus audacieux en matière de sélection d’œuvres littéraires proposées comme sujet d’analyse à des étudiants adolescents qu’à notre époque où il suffit d’une plainte de parent à demi-lettré et abruti par la rectitude politique ambiante pour qu’un texte inoffensif de Félix Leclerc soit banni des cahiers de lecture…

De ce roman rédigé entre mars en mai 1946 (« sans doute la création romanesque la plus rapide de l’après-guerre », aux dires du biographe Philippe Boggio), je garde le souvenir de l’ambiance à la fois poétique et onirique, apparentée à celle d’un conte merveilleux, de thèmes récurrents dans l’œuvre ultérieure de Vian (l’amour, la maladie, le travail, la religion, la mort), de l’humour irrévérencieux et un brin cabotin (le roman compte parmi ses protagonistes un philosophe et romancier nommé Jean-Sol Partre, qui a publié un livre intitulé Le Vomi) et des constantes références à la musique, plus précisément le jazz. Auteur de la traduction française du roman Young Man with A Horn de Dorothy Baker (Le jeune homme à la trompette), inspiré de la vie de Bix Beiderbecke (une idole musicale), Vian a farci L’Écume des jours d’allusions à ses musiciens et œuvres de jazz préférées; le prénom de son héroïne, Chloé, par exemple renvoie à l’univers de Duke Ellingtondont l’arrangement orchestral du standard « Chloe (Song of the Swamp) », gravé en 1940, a manifestement marqué le romancier. Et son personnage Colin a mis au point un instrument improbable, le pianocktail, qui prépare un breuvage « ayant le goût même de la musique que l’on joue sur lui ».

Écrit par l’auteur pour être présenté au prix de la Pléiade à l’été 1946 (il ne l’obtiendra pas), L’Écume des jours n’a connu aucun succès du vivant de Vian, en dépit de l’endossement de Raymond Queneau et Jean-Paul Sartre, qui en a publié des extraits dans les pages de son auguste revue Les Temps modernes en octobre 1946. Le roman ne trouvera la faveur du public qu’à partir de la fin des années 1960, réédité en format de poche chez 10/18 (l’édition que j’ai lue, ado) et obtiendra alors son statut de livre-culte, deux fois porté au grand écran, en 1968 par Charles Belmont et en 2013 par Michel Gondry. Parce que le jazz aime apparemment s’approprier ce qui dérive de lui, on ne s’étonnera pas qu’un groupe français contemporain, la formation Dazie Mae créée au milieu des années 2000, se soit inspiré du roman pour son album Froth on the Daydream (« l’écume de la rêverie », le titre de la traduction anglaise signée Stanley Chapman et parue en 1947 chez Rapp & Carroll).

On est en droit de se demander si les tracas occasionnés par le retentissant procès pour outrage aux mœurs que lui a valu J’irai cracher sur vos tombes dès 1946 et la déception suscitée par l’échec de L’Écume des jours et de son œuvre romanesque en général n’ont pas contribué à pousser Boris Vian vers la chanson. Il faut dire que sa pratique du jazz au sein de l’orchestre du clarinettiste et saxophoniste Claude Luter et sa fréquentation des boîtes de nuit de Saint-Germain des Prés l’y prédisposaient.

L’auteur et l’interprète

En 1953, sans le sou, au fond du trou, Vian rencontre Jacques Canetti à un concert de jazz à la salle Pleyel. Depuis un moment, Vian collabore avec le pianiste et compositeur Jimmy Walter à des chansons, dont une sera endisquée par son ami le guitariste et chanteur guyanais Henri Salvador, qu’il fait découvrir à Canetti. En février 1954, ses textes et ses musiques à la SACEM, il entreprendre de faire le tour des music-halls avec sa femme Ursula qui comme lui suit des leçons de chant. À cette époque, Marcel Mouloudji chante « Le Déserteur » (musique de Harold B. Berg), chanson pacifiste écrite en réaction contre la guerre d’Indochine, qui s’achevait initialement sur un couplet menaçant, qui détonait (sans jeu de mots) avec le message antimilitariste :

Si vous me poursuivez
Prévenez vos gendarmes
Que je tiendrai une arme
Et que je sais tirer

À la suggestion de Mouloudji, Vian revoit de nombreux passages du texte : l’adresse du début « Monsieur le Président » est remplacée par « Messieurs qu’on nomme grands » ; « ma décision est prise, je m’en vais déserter » par « les guerres sont des bêtises, le monde en a assez », et surtout la conclusion du coup fait mouche :

Si vous me poursuivez
Prévenez vos gendarmes
Que je n’aurai pas d’armes
Et qu’ils pourront tirer

En mai 1954, Mouloudji enregistre sa version sur 78 tours pour le label Philips. En avril l’année suivante, Vian la reprend à sa manière sur un disque intitulé Chansons impossibles, avec « Les Joyeux Bouchers », « Le Petit Commerce » et « La Java des bombes atomiques », toutes des chansons au ton satirique et au propos antimilitariste. Constatant des ventes initialement estimées moins de 500 exemplaires, la firme Philips (pour qui Vian bosse pourtant à titre de directeur artistique) choisit de ne procéder à aucune réimpression, sans doute échaudée par la réputation sulfureuse de Boris Vian liée au « Déserteur ».

C’est peut-être difficile à imaginer aujourd’hui (encore que l’affaire récente autour du texte de Félix Leclerc censuré dans une école montréalaise nous instruise du contraire, mais en janvier 1955, choqué par le passage à la radio du « Déserteur », Paul Faber, conseiller municipal de la Seine, demande et obtient qu’elle soit interdite de diffusion pour cause d’« antipatriotisme ». En guise de réponse, Vian lui adresse sa « Lettre ouverte à Monsieur Paul Faber » qu’il envoie au magazine France-Dimanche qui ne la publiera pas et dont nous prendrons connaissance à titre posthume dans les pages de Les Vies parallèles de Boris Vian de Noël Arnaud (Christian Bourgois, 1998). En 1958, radiodiffusion et vente du « Déserteur » sont formellement interdites par l’État, interdiction qui ne sera levée que quatre ans plus tard, après la guerre d’Algérie.

Par la suite, la chanson a été notamment reprise ensuite par : Serge Reggiani, Juliette Gréco, Maxime Le Forestier, Dédé Fortin, Hugues Aufray, Marc Lavoine, et un nombre impressionnant d’autres interprètes. Pendant la guerre du Vietnam, elle a été utilisée pendant des marches pacifistes et interprétée par Joan Baez et par le trio Peter, Paul and Mary. Mais comme le roman J’irai cracher sur vos tombes, je suppose, elle semble avoir gardé ses relents de souffre : en 1999, à Montluçon, commune française du centre de la France, une directrice des écoles s’est vue suspendue à vie de toute direction d’établissement pour l’avoir fait chanter à deux élèves lors de la commémoration de la capitulation allemande de mai 1945.

J’évoquerai en conclusion une chanson moins controversée, mais tout aussi imprégnée de l’irrévérence et de l’iconoclasme de Boris Vian, « J’suis snob » (musique de Jimmy Walter). Créée par Vian, accompagné au piano de Walter aux Trois Baudets en février 1955, cette chanson dont il existe une version masculine et une féminine, aborde encore la mort en conclusion, mais sur une note plus comique. Il s’agit après tout d’une caricature de la faune des milieux bcbg de l’époque, que Vian connaissait forcément très bien.

Dernière petite anecdote digne de mention : avant la création sur scène de « J’suis snob », l’auteur l’avait chantée dans la même salle lors d’une audition en décembre 1954, alors que se trouvait là un pianiste encore inconnu, une future découverte de Vian… du nom de Serge Gainsbourg (qui d’ailleurs enregistrera plus tard cette même chanson)!

NOTE : Mon émission du mardi 10 mars sera entièrement consacrée au centenaire de Boris Vian et j’y accueillerai ma collègue journaliste Ariane Cipriani, qui esquissera le portrait de l’écrivain aux mille vocations. Quand le jazz est là, sur ICI Musique, dès 17h30.

March 9th, 2020
Catégorie: Nouvelles Catégorie: Aucune

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