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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Péan au Népal, Jour 6 – Vertige 1, zénitude 0

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— Comment va ton vertige? de s’informer France-Isabelle, compatissante.

— Il va très mal, rétorqué-je sans doute un peu plus sèchement que je l’aurais voulu.

Nous descendons à pied vers un village divisé en trois plateaux superposés à flanc de falaise mais, cette fois, le vertige l’emporte sur ma zénitude. La médecine désigne par le terme scientifique d’acrophobie (crainte des sommets) cette impression de désorientation qui s’empare de moi dans les hauteurs, en particulier lorsqu’il n’y a qu’une petite protection contre l’appel du vide. C’est difficile à expliquer à quelqu’un qui n’en souffre pas et, pour illustrer ce mal qui m’afflige, j’ai toujours référé mes interlocuteurs au superbe film Vertigo (en français, Sueurs froides) réalisé en 1958 par Alfred Hitchcock d’après le roman D’entre les morts du tandem Boileau-Narcejac. Dans les scènes où son héros John Scottie Ferguson (incarné par James Stewart) est en proie à son malaise, le cinéaste exploite la caméra subjective avec une redoutable efficacité, en opérant simultanément deux mouvements contraires : un travelling arrière doublé d’un zoom avant. Utilisé pour la première fois au cinéma dans ce thriller, l’un des meilleurs d’Hitchcock, cet artifice technique appelé travelling compensé déforme l’image, donnant l’impression qu’une cage d’escalier s’allonge.

C’est exactement ce qui se passe lors d’une crise de vertige.

On me dira que j’ai bien mal choisi le pays où partir en mission hors des centres urbains et des sentiers battus. Je répondrai candidement que jusqu’ici, ça allait : malgré les virages serrés sur des chemins cahoteux aux courbes soudaines, aux inclinaisons d’une raideur proprement vertigineuse, je m’étais fait une raison, investissant toute ma confiance dans nos véhicules à quatre roues motrices conçus pour ces types d’environnements et, surtout, dans les chauffeurs employés par le CECI, des professionnels aux nerfs d’acier. À pied, c’est… comment dire? À pied, c’est une toute autre paire de manches, si on veut bien me pardonner cette formulation un brin brinquebalante… 😉

Je choisis donc de rebrousser chemin. Par la force des choses.

— Continue sur la route, me lance France-Isabelle. Les véhicules ne peuvent pas faire demi-tour. Mais on va téléphoner à l’un des chauffeurs pour lui dire de t’attendre.

Revenu sur un sol plus ou moins plat, ça va déjà mieux. La nauséeuse impression de déséquilibre permanent m’a quitté, je reprends mon souffle. Je marche sans hâte sur la route à voix unique, peu inquiet d’y croiser une voiture en sens inverse. À ce que j’ai cru comprendre, les déplacements dans ces hauteurs se font selon des horaires rigoureusement régis et fort heureusement d’ailleurs, sinon bonjour les face-à-face désastreux!

Vertige mis à part, le paysage est époustouflant! Au Népal, il suffit parfois de quelques minutes sur la route pour changer de décor radicalement, la plupart du temps en s’élevant dans les montagnes. Dire qu’il y a une heure à peine, nous nous entassions dans la salle de réunion de l’Union coopérative des producteurs laitiers du district de Lalitpur (LDMPCU), à Chapagaun, pour une présentation Power Point des activités du regroupement soutenues par le CECI, via son programme Uniterra. Ici, plus la moindre trace d’urbanité; si on fait exception de la route, à peine la main de l’homme a-t-elle modifié l’agencement naturel des choses.

Le chauffeur, visiblement amusé par mes déboires, m’attend comme promis un peu plus bas sur la route. Je reprends ma place à sa gauche sur la banquette avant et nous roulons vers le lieu de rendez-vous, le village de Bhainse. Les Népalais n’ont manifestement pas la même notion du temps que les Occidentaux, nous nous en doutions et nous en avons désormais confirmation. Krishna Lama, le président de l’Union coopérative qui mène notre expédition a promis à mes compagnes et compagnons qu’ils n’en avaient que pour une demi-heure de marche sur un sentier étroit à flanc de falaise, mais il leur faut mettre plus d’une heure avant de me rejoindre.

Entretemps, pour me distraire du soleil ardent, je m’amuse avec quelques écoliers espiègles qui jouent à cache-cache avec l’objectif de ma caméra, en courant autour de leur petite école de fortune aux murs en tôle rouge, jaune et bleue.

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Quand enfin tout notre groupe se retrouve, nous assistons à une sorte de pendaison de crémaillère : c’est la première maison de Bhainse rénovée depuis le séisme d’avril 2015. Comme de coutume, nous partageons le thé généreusement offert par les villageois en prêtant l’oreille à leurs récits de deuils pourtant pétris de sereine résignation. Ces femmes et ces hommes n’ont pas l’intention de se laisser abattre, ne serait-ce que pour assurer à leurs enfants une vie meilleure que celle qu’elles et ils ont connue. Un vieillard quasi centenaire s’inquiète pour Benoît debout sous le soleil de midi, l’invite avec insistance à s’asseoir près de lui à l’ombre, lui demande s’il a lui aussi gardé des souvenirs du tremblement de terre de 1934, qui avait fait des dizaines de milliers de victimes. À ce qu’on nous expliquera plus tard, les cheveux blancs de notre collègue photographe ont induit le vieux Népalais en erreur; confus, non seulement croit-il Benoît aussi âgé que lui mais s’imagine également que notre compagnon est originaire de la région.

À Bhainse comme dans d’autres villages du district que nous visiterons, le CECI et l’Union coopérative s’enorgueillissent à juste titre d’avoir offert aux femmes des ateliers de formation et du soutien pour qu’elles prennent en main le développement de la production laitière, pilier de leur économie encore fragile. Les femmes de Bhainse qui prendront la parole n’hésitent pas à remercier les deux organismes et à réclamer davantage d’aide, davantage de formation. Nous sommes ici en présence de micro-entrepreneuses qui ont soif de réussite, de progrès voire éventuellement de prospérité.

Nos traditionnels colliers de fleurs au cou, nous remercions ces gens de leur accueil chaleureux et remontons à bord de nos véhicules. Prochaine station, Chapeli, où nous devrions arriver dans… une demi-heure, sans doute! 😉

March 1st, 2016
Catégorie: Commentaires, Événements, Lectures, Réflexions Catégorie: Aucune

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